Paris - Les îles

À l’origine, la Seine était un obstacle ; et le site aujourd’hui connu sous le nom de Paris, un gué. La grande capitale conserve, par tant de manières différentes, ce rôle premier de liaison. Le fleuve, en revanche, ne sépare plus les populations comme jadis. Il les fédère : l’antagoniste primitif de Paris était appelé à devenir son plus important adjuvant.
Pour Jules César, la Seine divise le territoire et détermine les aires de répartition des peuples de la Gaule. Chez Jacques Réda, elle unit le moi du promeneur à l’avertisseur d’incendie planté sur l’autre berge. Entre les deux coule le fleuve, frontière devenue grand miroir trouble. Et s’écoulent deux mille ans d’histoire.
Les chroniques du Moyen-Âge montrent la rivière comme une menace déchaînée. Dans ces récits, la religion représente l’unique rempart contre les colères divines. Il est vrai que l’Église est parvenue à s’imposer en région parisienne en éradiquant des fléaux proprement séquanais : inondations, certes, mais aussi miasmes des terres inondables, criminalité et pauvreté concentrées sur les berges. Maux du corps et de l’âme.
L’imaginaire de la Seine à Paris délaissera ensuite ces problèmes, trop bas et concrets au goût du classicisme. Le fleuve devient alors, plus que tout autre chose, un symbole. Symbole de richesse, de fertilité, de pouvoir, c’est-à-dire symbole national : chez Malherbe, chez Racine, et encore chez Anne-Marie du Boccage.
Bientôt apparaissent des scènes plus intimes, où la Seine prend valeur de confidente, voire d’amie, par exemple sous les plumes d’Anne de La Vigne, d’Antoinette Deshoulières, de Paul Pellisson ou, plus de cent ans après, de Marceline Desbordes-Valmore. Ces bergeries où germe le romantisme relient d’un trait l’âge classique au premier XIXe siècle, en passant par les Lumières d’un Lebrun-Pindare ou d’une Marie-Émilie de Montanclos.
Apprivoisée et de mieux en mieux exploitée par la technique moderne, la Seine devient sous la Monarchie de Juillet un décor hybride, combinant à la fois les charmes de la nature et les bénéfices (ou les affres) de l’urbanité. Balzac, Hugo et leurs suites magnifient le fleuve, en font un élément primordial du grand mythe de Paris, capitale du siècle.
Plus le grand serpent parisien s’empierre, plus il marque l’imaginaire. Maintenant illustre, il se décline dès lors en lieux spécifiques qui sont autant de facettes transfigurées dans telle description panoramique ou telle vision poétique. Daudet offre le port de Bercy ; Apollinaire, le pont Mirabeau. L’île Saint-Louis est croquée par Zola, Hemingway, Aragon ; Paris-plage, par Houellebecq ; la courbe de Saint-Cloud et de Sèvres, par Anna de Noailles. Quelques méandres plus bas, vers Neuilly, Judith Gautier canote, comme auparavant Maupassant à la hauteur d’Argenteuil et de Croissy.
Les textes mettant en vedette le fleuve à Paris et en banlieue parisienne font ressortir quelques points focaux. Au premier chef Notre-Dame, avec « ses arcs-boutants semblables à des côtes de poisson gigantesque », selon Théophile Gautier. Proches rivaux, le Pont-Neuf, le vieux Louvre et la regrettée tour de Nesle, à quoi il faut ajouter, plus macabres, la Morgue sans cesse déplacée et, ubiquitaire, l’Inconnue de la Seine. De quoi bonifier substantiellement les circuits touristiques.


Le Siège de Paris par les Normands, v. 880 / Paris-Les îles
ABBON DE SAINT GERMAIN

Le Siège de Paris par les Normands est l’œuvre d’un témoin direct des incursions vikings au IXe siècle. Abbon de Saint-Germain-des-Prés (v. 850-923) est moine et assiste à l’arrivée des Normands. Dans un poème constitué de trois livres, il relate notamment la crue de la Seine à Lutèce en 886. Son récit rappelle l’importance de ce fleuve, à la fois nécessaire à la vie du territoire et voie d’invasions privilégiée
"Ô douleur ! voilà tout-à-coup que pendant le silence de la nuit le milieu du ponts s’écroule, entraîné par la colère des ondes furieuses, qui s’enflent et débordent. La Seine, en effet, avait étendu de tous côtés les limites de son humide empire, et couvrait les vastes plaines des débris du pont, qui, du côté du midi, ne portait que sur un point où le fleuve s’abîme dans un gouffre ; il n’en fut pas de même de la citadelle qui, bâtie sur une terre appartenant au bienheureux Saint Germain, resta debout sur ses fondements. L’un et l’autre tenaient au reste au côté droit de la cité de Paris. Aussitôt que le jour se lève, les cruels Danois se lèvent aussi, montent sur leurs vaisseaux, les remplissent d’armes et de boucliers, passent la Seine, cernent la malheureuse tour, et l’assaillent à plusieurs reprises de grêles de traits. La ville tremble, les clairons sonnent, les larmes inondent les murs, la terre gémit, et l’onde lui répond par des mugissements, les pierres et les dards se croisent dans l’air qu’ils obscurcissent."
"Proh dolor ! en medius cecidit pons nocte silenti,
Obsitus alluviis tumida bachantibus ira.
Nam sparsim Sequana circumfudit sua regna,
Exuviisque suis obtexerat aequora campum.
Australis gestabat eum vertex, sed et arcem
Quae tellure manet Sancti fundata boati .
Urbis inherebant dextris, alter sed et altri. .
Mane quidem surgente Dani surgunt simul acres,
Atque rates subeunt, armis onerant clipeisque,
Transque natant Sequanam, turrim cinguntque
misellam.
Multa dabant illi densis certamina telis.
Urbs tremuit, lituique boant, lacrimisque rigantur
Moenia, rusque gemit totum, pelagusque
remugit.
Aera circumeunt lapides et spicula mixtim."
Abbon de Saint-Germain-des-Prés, Le Siège de Paris par les Normands 885-892, Paris, Paleo, 2002, p. 50
L’édition de 1886 Le Siège de Paris par les Normands, en 885-886. Poème d’Abbon est consultable sur
Gallica
Moyen-Age | Historiographie | Sur l’eau | Au bord de l’eau

Historia Francorum, 591 / Paris-Les îles
Grégoire DE TOURS

L’Histoire des Francs (Historia Francorum), à l’origine nommée Decem libri historiarum, est un ouvrage retraçant l’histoire de l’Occident et de l’Église depuis la genèse jusqu’à l’an 591. Mais son auteur, Grégoire de Tours, évêque et historien du VIe siècle concentre une grande part de son œuvre à son époque et à sa région : la Gaule mérovingienne. S’y succèdent des invasions, des luttes intestines et les alliances, des trêves et des massacres.
« La huitième année du roi Childebert, la veille des calendes de février (31 janvier), un dimanche alors que dans la ville de Tours la cloche avait été mise en branle pour les matines et que la population se levait pour se rassembler à l’église sous un ciel nuageux et pluvieux, un grand globe de feu tombé du ciel parcourut dans l’air un grand espace en donnant une telle lumière qu’on distinguait tout comme à midi. Il rentra à nouveau dans le nuage et la nuit succéda. Les cours des eaux débordèrent d’une manière insolite ; c’est ainsi que la Seine et la Marne provoquèrent une telle inondation autour de Paris que souvent des naufrages se produisirent entre la cité et la basilique de Saint-Laurent. »
Grégoire de Tours, Histoire des Francs / traduction de Robert Latouche, Paris, Les Belles Lettres, 2005, Livre IV, p. 237
Moyen-Age | Historiographie | Sur l’eau | Au bord de l’eau

La Franciade, 1572 / Paris-Les îles
Pierre de RONSARD

Pierre de RONSARD (1524-1585) écrit la Franciade (1572), poème épique inachevé qui conte la fondation de la monarchie française par Francus (ou Francion), prétendu fils d’Hector. La mode est aux classiques de l’Antiquité grecque ou romaine ; prédomine l’idée que la cité séquanaise détiendrait une origine troyenne. Paris est le « siège royal » de France, pourtant, ce n’est pas sans épreuves et combats sanglants que Francus devra conquérir la ville bordée par la Seine.
"Tout flamboyant dans son harnais étincelant,
Il quittera le rivage gaulois.
Comme un torrent se renouvelle en ses flots
Il parcourra les champs de la Moselle,
Puis, en l’honneur de son oncle Pâris,
Aux bords de la Seine, il fondera Paris,
Pour en faire le siège royal d’un superbe pouvoir.
Mais, pour l’instant, Paris n’est qu’un champ d’herbes,
Qu’une île coincée entre deux flots tortueux,
Où le Ciel enverra force et courage,
Pour construire des maisons de marbre,
Qui auront l’éclat des étoiles.
De nombreux combats auront lieu aux portes de la ville,
La Seine s’enflera devant tous ces meurtres,
Charriant à gros bouillons sanglants, dans sa course vagabonde,
Des hommes, des chevaux et des armes dans ses ondes."
"Tout flamboyant en l’esclair du harnois
Descampera du riuage gaulois.
Comme un torrent qui s’enfle & renouuelle,
Viendra couurir les champs de la Mozelle,
Puis en l’honneur de son oncle Pâris,
Aux bords de Seine ira fonder Pàris,
Siege royal d’un sceptre si superbe.
Or, ce Páris qui maintenant n’est qu’herbe,
Isle serrée entre deux flots tortuz,
Dedans le Ciel enuoira ses vertuz,
Et ses maisons en marbre elabourées
Voisineront les estoilles dorées.
Deuant le mur meint combat se fera,
Seine, de meurtre à bouillons s’enflera,
Tournant sanglante à courses vagabondes
Hommes, cheuaux & armes sous les ondes."
Pierre de RONSARD, Les Quatre premiers Livres de la Franciade, Paris, Gabriel Buon, 1572, p. 8-9.
Français modernisé par Carine Roucan.
Consultable : Gallica
XVI-XVII | Poésie | Dans l’eau | Au bord de l’eau | Sous l’eau

La Fondation de Paris, 1556 / Paris-Les îles
Gilles CORROZET

Paris est inséparable de la Seine. Le lit du fleuve servit de berceau à la cité ; et son eau, de nourrice. Mais la fondation de la ville se perd dans les brumes d’un passé si lointain qu’il est sans doute vain de chercher un moment précis, s’il en fut un dans le long fil déroulé de l’histoire, où aurait débuté la vie riveraine sur ce site ; de même, il semble illusoire d’identifier qui et quand commença l’emploi de la dénomination Paris. Déjà les efforts historiographiques de Gilles Corrozet (1510-1568), il y a près de cinq cents ans, donnaient un truculent aperçu du foisonnement des hypothèses.
« Cette cité felon l’opinió de Iean le maire fut conftruite & edifiee par Paris dixhuitiéme Roy de Gaule, & de fon nom fut Paris appellee, foixáte & dix ans apres la premiere fondation de Troye […].
Les autres difent q Hercules voulát aller en Efpaigne par les Gaules paffa, & s’arrefta en vne ifle enclofe de la riuiere de Seine, auquel lieu vne compagnie de fes gens Parrafiens nómez delaiffa, lefquelz en mutatió de A en I, furét & encores font Parifiés nómez, & par eux fut la cité de Paris edifiee.
Maitre Nicolle Gilles & Raoul de Prefles tráslateur de la cité de Dieu, dfent qu’elle fut edifie par les Troyés & Sichambriens deux cens trente ans après la fondation de Sichambre, faite par Francus filz d’Hector […], et la nommerent Paris en l’honneur de Paris, filz du Roy Priam de Troye. Puis fut Lutheffe appellee à Luto, qui greffe de terre fignifie. […]
Plusieurs Auteurs Latins appellent Paris ciuitas Iuly, non pas que Iules Cefar l’ait fondee, mais grandement l’ha multipliee & augmentee […]. »
Gilles CORROZET, La fondation de Paris, dans Gilles Corrozet et Claude Champier, Le Batiment des antiques erections des Gaules, Lyon, Benoist Rigaud ; Jan Saugrain, 1556, p. 32-33.
Consultable sur Gallica
XVI-XVII | Historiographie | Au bord de l’eau

Les Antiquitez. Chroniques et singularités de Paris, 1561 / Paris-Les îles
Gilles CORROZET

Écrivain, éditeur et imprimeur parisien des plus respectés, Gilles Corrozet (1510-1568) publia des ouvrages importants et divers. Son catalogue compte bon nombre de noms d’auteurs illustres. Parmi ses propres œuvres, on trouve des ouvrages d’histoire, des blasons du corps féminin (très en vogue à l’époque), des fables (adaptées d’Ésope). Appartient à la première catégorie le recueil des Antiquités, Chroniques et singularités de Paris, paru d’abord en 1550 et maintes fois réédité : chaque fois augmenté de faits et d’anecdotes. La Seine y fait quelques apparitions, il va de soi. Nulle n’est aussi marquante que celle-ci.
« L’an mil quatre cens quatrevingts feize, le fleuue de Seine fe desborda iufques dans la rue & maifons de la Megifferie, & autant ailleurs, en forte que le lieu de la vallée de Mifere eftoit couuert d’eau iufques à la porte de Paris. Pour fouuenance de cela fut engraué dans vne pierre d’vne maifon faifant le coing de la Megifferie en ladicte vallée ce qui f’enfuit :
Mil quatre cens quatrevingts Seize,
Le feptiefme iour de Ianvier,
Seine fut icy à fon aife,
Battant le fiege du pillier. »
En français modernisé :
"L’an mil quatre cent quatre-vingt-seize, le fleuve de Seine déborda jusque dans la rue & les maisons de la Mégisserie, & autant ailleurs, en sorte que le lieu de la vallée de Misère était couvert d’eau jusqu’à la porte de Paris. En souvenir de cela, il fut gravé sur une pierre d’une maison faisant le coin de la Mégisserie, dans cette vallée, ce qui suit :
En Mil quatre cent quatre-vingt-seize,
Le septième jour de janvier,
La Seine fut ici à son aise,
Battant le bas du pilier."
Gilles CORROZET. Les Antiquitez, Chroniques et singularitez de Paris, ville capitale du Royaume de France, auec les fondations & batimens des lieux : les fepulchres & epitaphes des Princes, Princeffes & autres perfonnes illuftres [1550], corrigées & augmentées pour la feconde edition, Paris, Gilles Corrozet, 1561, p. 148-149.
XVI-XVII | Historiographie | Dans l’eau | Sous l’eau

Le Roman comique, 1651 / Paris-Les îles.
Paul SCARRON

Le Roman comique (1651-58) de Paul Scarron (1610-1660) relate, dans une langue directe et simple, les mésaventures rocambolesques d’une troupe de théâtre. Le récit met en vedette Le Destin, amoureux de Mlle de la Boissière (Léonore de son prénom). L’un des épisodes narrés par Le Destin a lieu à Paris, sur le Pont-Neuf, qui était le rendez-vous des filous les plus hardis la nuit, tout comme c’était, de jour, le repaire des oisifs, des charlatans, chanteurs et autres bateleurs. Dans l’extrait, que Théophile Gautier reprendra en l’adaptant et l’amplifiant aux chapitres XI et XIII du Capitaine Fracasse (1863), le héros et son ami La Rancune, à la veille du départ de la troupe pour La Haye où Léonore prévoit retrouver ses parents, sont assaillis par des tire-laine, rôdeurs détroussant les passants et dérobant leurs manteaux.
« Comme nous passions lui [La Rancune] et moi sur le pont-neuf, bien avant dans la nuit, nous fûmes attaqués par cinq ou six tire-laines. Je me défendis le mieux que je pus, et pour la Rancune, je vous avoue qu’il fit tout ce qu’un homme de cœur pouvoit faire, et me sauva même la vie. Cela n’empêcha pas que je ne fusse saisi par ces voleurs, mon épée m’étant malheureusement tombée des mains. La Rancune qui se démêla vaillamment d’entr’eux, en fut quitte pour un méchant manteau. Pour moi, j’y perdis tout à la réserve de mon habit ; et, ce qui pensa me désespérer, ils me prirent une boëte de portrait, dans laquelle celui du père de Léonore étoit en émail, et dont mademoiselle de la Boissière m’avoit prié de vendre les diamans. Je trouvai la Rancune chez un chirurgien au bout du pont-neuf. Il étoit blessé au bras et au visage ; et moi, je l’étois fort légèrement à la tête. Mademoiselle de la Boissière s’affligea fort de la perte de son portrait ; mai l’espérance d’en revoir bientôt l’original, la consola. Enfin, nous partîmes de Paris pour Péronne ; de Péronne nous allâmes à Bruxelles, et de Bruxelles à la Haye. »
SCARRON, Paul. Le Roman comique [1651], dans Œuvres de Scarron, nouvelle édition, plus correcte que toutes les précédentes, Paris, J.F. Bastien, 1786, t. II, p. 141-142.
Consultable en ligne
XVI-XVII | Roman, nouvelle | Au bord de l’eau

« Lettre du 22 juillet 1676 » / Paris-Les îles
Madame de SÉVIGNÉ

L’été 1676 fut chaud, à en croire les lettres que la marquise de Sévigné (1626-1696) envoya à sa fille, la comtesse de Grignan (1646-1705). Cette année-là Mme de Sévigné fit une cure à Vichy afin de soigner ses rhumatismes. Sur le chemin du retour, l’épistolière se plaint des « chaleurs excessives » qui touchent le pays et qui laissent la Loire « entièrement à sec en plusieurs endroits » (lettre du 24 juin, à Briare). Elle s’inquiète surtout que la sécheresse précarise la navigation, compliquant le transit entre le Midi et la capitale. C’est que sa « très-chère belle », douloureusement inaccessible depuis qu’elle vit à Grignan (Drôme provençale), prévoit venir la rejoindre à Paris prochainement pour un séjour envisagé comme « le dernier et véritable remède qui rendra ma santé parfaite » (lettre du 1er juillet, à Paris). Le trajet implique de s’embarquer à Roanne afin de descendre la Loire jusqu’à Briare (lettre du 1er juillet, à Paris) ; le reste se fera par voie terrestre. Or, le 22 juillet, l’échéance approche mais reste encore suffisamment loin pour qu’on s’amuse du fait que la rareté des pluies permet aux Parisiens de s’épargner les frais de péage pour franchir la Seine.
« Mon carrosse ne vous manquera point à Briare, pourvu qu’il puisse revenir de l’eau dans la rivière : on passe tous les jours à gué notre rivière de Seine, et l’on se moque de tous les ponts de l’Île. »
SÉVIGNÉ, marquise de (Marie de Rabutin-Chantal), "Lettre 559 (22 juillet 1676)", Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, texte établi par Louis Monmerqué, Paris, Hachette, 1862, t. 4, p. 531-539.
Consultable en ligne
XVI-XVII | Ecrits personnels | Sur l’eau | Dans l’eau | Sous l’eau

« La frayeur de la mort », 1621 / Paris-Les îles
Théophile de VIAU

L’intraitable Charon a-t-il jamais navigué la Seine ? Pour le condamné à mort que fut Théophile de Viau (1590-1626), le fleuve qui borde la grève où ont lieu les exécutions à Paris ne peut être que l’Achéron. Car le criminel qu’on rencontre dans ce poème, c’est bien l’auteur accusé d’irréligion, persécuté pour libertinage, chargé de la peine capitale pour avoir signé des vers licencieux. Or, le fleuve des morts coule au pied de la potence. L’intensité baroque de ces stances doit beaucoup à l’effet d’entonnoir orchestré par le poète : on passe vite du général au particulier, de l’abstrait au concret, du mythe à la réalité. Cela se resserre tel un nœud coulant.
« La frayeur de la mort esbranle le plus ferme ;
Il est bien mal-aisé
Que, dans le desespoir et proche de son terme,
L’esprit soit appaisé.
L’ame la plus robuste et la mieux preparée
Aux accidens du sort,
Voyant auprès de soy sa fin toute asseurée,
Elle s’estonne fort.
Le criminel pressé de la mortelle crainte
D’un supplice douteux
Encore avec espoir endure la contrainte
De ses liens honteux.
Mais, quand l’arrest sanglant a resolu sa peine
Et qu’il voit le bourreau,
Dont l’impiteuse main luy detache une chaine
Et luy met un cordeau,
Il n’a goutte de sang qui ne soit lors glacée ;
Son ame est dans les fers ;
L’image du gibet luy monte à la pensée,
Et l’effroy des enfers.
L’imagination de cet objet funeste
Luy trouble la raison,
Et, sans qu’il ait du mal, il a pis que la peste
Et pis que le poison.
Il jette malgré luy les siens dans sa destresse
Et traine en son malheur
Des gens indifferens, qu’il voit parmy la presse
Pasles de sa douleur.
Par tout dedans la Greve il voit fendre la terre ;
La Seine est l’Acheron ;
Chaque rayon du jour est un traict de tonnerre,
Et chaque homme Charon.
La consolation que le prescheur apporte
Ne luy faict point de bien,
Car le pauvre se croit une personne morte,
Et n’escoute plus rien.
Les sens sont retirez, il n’a plus son visage,
Et, dans ce changement,
Ce seroit estre fol de conserver l’usage
D’un peu de jugement.
La nature, de peine et d’horreur abbatue,
Quitte ce malheureux ;
Il meurt de mille morts, et le coup qui le tue
Est le moins rigoureux. »
En français modernisé :
"La peur de la mort ébranle le plus ferme ;
Dans le désespoir et proche de sa fin,
L’esprit ne peut absolument pas être apaisé.
L’âme la plus robuste et la mieux préparée
Aux accidents du sort,
S’étonne pourtant fort,
Quand elle arrive près de la fin.
Le criminel, oppressé par la crainte insoutenable,
D’être soumis au pire supplice,
Supporte pourtant d’être pieds et poings liés,
Car il garde l’espoir de survivre.
Mais, quand la peine est prononcée,
Et qu’il voit le bourreau,
D’une main impitoyable le détacher pour lui mettre la corde au cou,
Tout son sang se glace,
Son âme est enchaînée ;
L’image de la potence envahit ses pensées,
Et avec elle, la peur de l’Enfer.
L’image de cet objet funeste
Lui trouble la raison,
Et, alors qu’il n’est pas malade, il est dans un état pire que s’il avait la peste,
Ou que s’il avait été empoissonné.
Malgré lui, il entraîne ses proches dans sa détresse,
Et même la foule, qu’il ne connaît pas,
Est touchée par sa douleur.
Partout, la terre se fend des cris de ses souffrances,
La Seine est l’Acheron,
Chaque rayon du jour est un éclair du tonnerre,
Et chaque homme se nomme Charon.
La consolation que le prêcheur apporte,
Ne lui est d’aucun secours,
Car le pauvre se croit déjà mort,
Et n’écoute plus rien.
Tous ses sens l’ont quitté, il n’a plus de visage,
Et, dans cet état,
Il serait fou de conserver l’usage
De la raison.
La nature, de peine et d’horreur abattue,
Quitte ce malheureux,
Il meurt de mille morts, dont le délivre,
Le dernier coup qui le tue."
VIAU, Théophile de. « Stances : La frayeur de la mort esbranle le plus ferme » [1621], Œuvres complètes de Théophile, nouvelle édition, revue, annotée et précédée d’une notice biographique par M. Alleaume de Cugnon, Paris, P. Jannet, 1856, t. I, p. 211-212.
Consultable en ligne
XVI-XVII | Poésie | Au bord de l’eau

« Vers faits sur la rivière de Seine », 1790 / Paris-Les îles.
Marie-Émilie MONTANCLOS

Comment une Parisienne peut-elle s’y prendre pour « oublier un volage » ? Marie-Émilie de Montanclos (1736-1812) répond catégoriquement : la Seine détient ce pouvoir formidable de rapatrier l’âme égarée par les détours du fourvoiement. Suffisait de descendre la rue des Bernardins, où vivait l’auteure, pour trouver des berges à l’état sauvage ; dans ce poème paru en 1790, l’« onde si pure » chasse l’illusion. Partout s’accuse le contraste entre l’eau limpide, paisible, révélatrice de ce qui est, et l’agitation, le feu, la fantaisie de l’amour trompé. D’ailleurs, l’unique vers fautif ici est celui de la « funeste imagination ! » En effet, la métrique inusitée suit un patron signifiant. Le vers allonge au fil de la strophe : plus on descend plus elle s’élargit, tout comme le fleuve courant à sa propre fin progressivement grossit. Ni champêtre ni urbaine, cette eau est-elle bien parisienne ? La mention d’une clarté « foible et douteuse » ne permet pas de trancher, mais la Lune brille par son absence : soupçonnons l’éclairage des lanternes et réverbères à huile de la capitale, car celui au gaz ne sera inventé que l’année suivante.
« Ô NUIT, fymbole du repos !
Produis, fur mon ame agitée,
Le prompt oubli de tous les maux
Dont tu la vois inquiétée.
En ce moment, j’implore tes faveurs,
Pour me fouftraire à la mélancolie ;
Que ton obfcurité, qui cache mes douleurs,
Amene, par degrés, la douce rêverie !
Et toi, que le calme embellit,
Onde ! tu fuis, d’un cours tranquille,
L’efpace qu’une main habile
A tracé pour former ton lit.
Riviere fi majeftueufe !
Une clarté foible & douteufe
M’aide à contempler ta beauté.
Sur ma bouche filencieufe
Viendroit le mot de volupté,
Sans l’extafe religieufe
Qui captive ma volonté.
Je ne vois que l’Être fuprême ;
J’admire fes nobles travaux ;
Et la fécondité que l’on doit à tes eaux,
Me fait adorer le fyftème
De ce Créateur fi puiffant,
Dont l’immenfe favoir tira, du chaos même,
Cet ordre fublime & touchant,
Qui, chaque jour, unit le plus fimple à l’extrême.
Du feu l’ardente activité
Confumeroit ma fragile exiftence ;
La terre, en fon aridité,
Me refuferoit l’abondance ;
Un fluide utile furvient ;
Nos champs font arrofés ; tout renaît, tout enchante.
L’air, à fon tour, m’anime, me foutient,
Et ces dons précieux devancent mon attente.
Ah ! de ce Dieu fi bienfaifant,
Que tout, dans l’univers, rappelle à ma mémoire,
Je ne fuis qu’un ingrat enfant.
Qu’ai-je fait encor pour fa gloire ?
FUNESTE imagination !
Mere des erreurs de tout âge,
De toi naquit l’illufion,
Qui fut l’écueil de plus d’un Sage.
Tu m’égarois, en me flattant :
Sous les fleurs tu cachois l’abyme :
D’un preftige trop féduifant,
Mon foible cœur fut la victime…
Va, c’en est fait ! le trouble de mes fens
Se diffipe à l’afpect de cette onde fi pure.
En vain, du tendre Amour, tu me peins le murmure ;
Je ne le prendrai plus pour fujet de mes chants.
Je vais donner à la Philosophie,
Solide & douce en fa févérité,
Les derniers inftants d’une vie
Dont les malheurs font la célébrité.
Et vous, foyez toujours paifibles,
Limpides eaux, à qui je dois
Des plaisirs innocents, & qui me font poffibles.
Du fort les rigoureufes lois
Ne foumettent point ma penfée.
A vous revoir, tendrement empreffée,
Je viendrai, fur ces bords, rappeler à mon cœur,
Que le calme profond, dont vous m’offrez l’image,
Me fit, quelques momens, oublier un volage,
Et dans l’indifférence, entrevoir le bonheur. »
Français modernisé :
Ô NUIT, fymbole du repos !
Produis, fur mon ame agitée,
Le prompt oubli de tous les maux
Dont tu la vois inquiétée.
En ce moment, j’implore tes faveurs,
Pour me fouftraire à la mélancolie ;
Que ton obfcurité, qui cache mes douleurs,
Amene, par degrés, la douce rêverie !
Et toi, que le calme embellit,
Onde ! tu fuis, d’un cours tranquille,
L’efpace qu’une main habile
A tracé pour former ton lit.
Riviere fi majeftueufe !
Une clarté foible & douteufe
M’aide à contempler ta beauté.
Sur ma bouche filencieufe
Viendroit le mot de volupté,
Sans l’extafe religieufe
Qui captive ma volonté.
Je ne vois que l’Être fuprême ;
J’admire fes nobles travaux ;
Et la fécondité que l’on doit à tes eaux,
Me fait adorer le fyftème
De ce Créateur fi puiffant,
Dont l’immenfe favoir tira, du chaos même,
Cet ordre fublime & touchant,
Qui, chaque jour, unit le plus fimple à l’extrême.
Du feu l’ardente activité
Confumeroit ma fragile exiftence ;
La terre, en fon aridité,
Me refuferoit l’abondance ;
Un fluide utile furvient ;
Nos champs font arrofés ; tout renaît, tout enchante.
L’air, à fon tour, m’anime, me foutient,
Et ces dons précieux devancent mon attente.
Ah ! de ce Dieu fi bienfaifant,
Que tout, dans l’univers, rappelle à ma mémoire,
Je ne fuis qu’un ingrat enfant.
Qu’ai-je fait encor pour fa gloire ?
FUNESTE imagination !
Mere des erreurs de tout âge,
De toi naquit l’illufion,
Qui fut l’écueil de plus d’un Sage.
Tu m’égarois, en me flattant :
Sous les fleurs tu cachois l’abyme :
D’un preftige trop féduifant,
Mon foible cœur fut la victime…
Va, c’en est fait ! le trouble de mes fens
Se diffipe à l’afpect de cette onde fi pure.
En vain, du tendre Amour, tu me peins le murmure ;
Je ne le prendrai plus pour fujet de mes chants.
Je vais donner à la Philosophie,
Solide & douce en fa févérité,
Les derniers inftants d’une vie
Dont les malheurs font la célébrité.
Et vous, foyez toujours paifibles,
Limpides eaux, à qui je dois
Des plaisirs innocents, & qui me font poffibles.
Du fort les rigoureufes lois
Ne foumettent point ma penfée.
A vous revoir, tendrement empreffée,
Je viendrai, fur ces bords, rappeler à mon cœur,
Que le calme profond, dont vous m’offrez l’image,
Me fit, quelques momens, oublier un volage,
Et dans l’indifférence, entrevoir le bonheur.
MONTANCLOS, Marie-Émilie. « Vers Faits sur la Rivière de Seine, pendant la nuit », Œuvres diverses de Mme de Montanclos, Ci-devant Mme de Princen, Paris, Delalain ; Genève, P. Barde, Manget et cie, 1790, t. I, p. 211-213.
XVIII | Poésie | Au bord de l’eau

Le Capitaine Fracasse, 1863 / Paris-Les îles.
Théophile GAUTIER

Pénétrer dans Paris au XVIIe siècle implique de franchir l’enceinte par l’une de ses portes ; celle de la Tournelle (aussi nommée Saint-Bernard) convient à qui arrive du sud, comme c’est le cas des personnages du roman Le Capitaine Fracasse (1863), pastiche du Roman comique (1651-58) de Paul Scarron (1610-1660). Le talent de Théophile Gautier (1811-1872) est appliqué ici à de vastes fresques descriptives où le fleuve reste le point focal et fournit les clés métaphoriques de la grande cité, où trône un étonnant monstre marin. Quelques pages plus loin, voici que le héros, Sigognac, arrivé au pont-Neuf, tombe au beau milieu d’une échauffourée qui amplifie sur un mode équivoque celle donnée jadis par Scarron. Au passage on découvre, outre certaines curiosités du vieux Paris, l’une des plus lucratives et des plus anciennes industries illicites de la capitale : l’attrape-nigaud. Nous donnons l’un après l’autre les deux extraits.
Extrait 1
« Enfin l’on arriva vers quatre heures du soir, tout près de la grande ville, du côté de la Bièvre dont on passa le ponceau, en longeant la Seine, ce fleuve illustre entre tous, dont les flots ont l’honneur de baigner le palais de nos rois et tant d’autres édifices renommés par le monde. Les fumées que dégorgeaient les cheminées des maisons formaient au bas du ciel un grand banc de brume rousse à demi transparent, derrière lequel le soleil descendait tout rouge et dépouillé́ de ses rais. Sur ce fond de lumière sourde se dessinait en gris violâtre le contour des bâtiments privés, religieux et publics, que la perspective permettait d’embrasser de cet endroit. On apercevait de l’autre côté du fleuve, au-delà̀ de l’île Louviers, le bastion de l’Arsenal, les Célestins, et plus en face de soi la pointe de l’île Notre-Dame. La porte Saint-Bernard franchie, le spectacle devint magnifique. Notre-Dame apparaissait en plein, se montrant par le chevet avec ses arcs-boutants semblables à des côtes de poisson gigantesque, ses deux tours carrées et sa flèche aiguë plantée sur le point d’intersection des nefs. D’autres clochetons plus humbles, trahissant au-dessus des toits des églises ou des chapelles enfouies dans la cohue des maisons, mordaient de leurs dents noires la bande claire du ciel, mais la cathédrale attirait surtout les regards de Sigognac, qui n’était jamais venu à Paris et que la grandeur de ce monument étonnait.
Le mouvement des voitures chargées de denrées diverses, le nombre des cavaliers et des piétons qui se croisaient tumultueusement sur le bord du fleuve ou dans les rues qui le longent et où s’engageait parfois le chariot pour prendre le plus court, les cris de toute cette foule l’éblouissaient et l’étourdissaient, lui, accoutumé à la vaste solitude des landes et au silence mortuaire de son vieux château délabré́. Il lui semblait qu’une meule de moulin tournât dans sa tête et il se sentait chanceler comme un homme ivre. Bientôt l’aiguille mignonnement ouvrée de la Sainte-Chapelle s’élança par-dessus les combles du palais pénétrée par les dernières lueurs du couchant. Les lumières qui s’allumaient piquaient de points rouges les façades sombres des maisons, et la rivière réfléchissait ces lueurs en les allongeant comme des serpents de feu dans ses eaux noires.
Bientôt se dessinèrent dans l’ombre, le long du quai, l’église et le cloître des Grands-Augustins, et sur le terre-plein du Pont-Neuf, Sigognac vit à sa droite s’ébaucher à travers l’obscurité́ croissante la forme d’une statue équestre, celle du bon roi Henri IV ; mais le chariot tournant l’angle de la rue Dauphine nouvellement percée sur les terrains du couvent fit bientôt disparaître le cavalier et le cheval."
Extrait 2
« Les deux rives, dont nous venons de tirer un crayon rapide, encadraient comme deux coulisses la scène animée que présentait la rivière sillonnée de barques allant d’un bord à l’autre, obstruée de bateaux amarrés et groupés près de la berge, ceux-là̀ chargés de foin, ceux-ci de bois et autres denrées. Près du quai, au bas du Louvre, les galiotes royales attiraient l’œil par leurs ornements sculptés et dorés et leurs pavillons aux couleurs de France.
En ramenant le regard vers le pont, on apercevait par-dessus les faîtes aigus des maisons semblables à des cartes appuyées l’une contre l’autre, les clochetons de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ce point de vue suffisamment contemplé, Hérode conduisit Sigognac devant la Samaritaine.
« Encore que ce soit le rendez-vous des nigauds qui restent là de longs espaces de temps à attendre que le crocheteur de métal frappe l’heure sur le timbre de l’horloge, il y faut aller et faire comme les autres. Un peu de badauderie ne messied point au voyageur nouveau débarqué́. Il y aurait plus de sauvagerie que de sagesse à mépriser avec rebuffades sourcilleuses ce qui fait le charme du populaire. »
C’est en ces termes que le Tyran s’excusait près de son compagnon pendant que tous deux faisaient pied de grue au bas de la façade du petit édifice hydraulique, et regardaient, attendant aussi que l’aiguille arrivât à mettre en branle le joyeux carillon, le Jésus de plomb doré parlant à la Samaritaine accoudée sur la margelle du puits, le cadran astronomique avec son zodiaque et sa pomme d’ébène marquant le cours du soleil et de la lune, le mascaron vomissant l’eau puisée au fleuve, l’Hercule à gaine supportant tout ce système de décoration, et la statue creuse servant de girouette comme la Fortune à la Dogana de Venise et la Giralda à Séville.
La pointe de l’aiguille atteignit enfin le chiffre X ; les clochettes se mirent à tintinnabuler le plus joyeusement du monde avec leurs petites voix grêles, argentines ou cuivrées, chantant un air de sarabande ; le clocheteur leva son bras d’airain, et le marteau descendit autant de fois sur le timbre qu’il y avait d’heures à piquer. Ce mécanisme, ingénieusement élaboré́ par le Flamand Lintlaer, amusa beaucoup Sigognac, lequel, bien que spirituel de nature, était fort neuf en beaucoup de choses, n’ayant jamais quitté sa gentilhommière au milieu des landes.
[…]
Tout à coup un tumulte se fit entendre à l’autre bout du pont, et la foule courut au bruit. C’étaient des bretteurs qui s’escrimaient sur le terre-plein au pied de la statue, comme en l’endroit le plus libre et le plus dégagé́. Ils criaient : Tue ! tue ! et faisaient mine de se charger avec furie. Mais ce n’étaient qu’estocades simulées, que bottes retenues et courtoises comme dans les duels de comédien, où, tant tués que blessés, il n’y a jamais personne de mort. Ils se battaient deux contre deux, et paraissaient animés d’une rage extrême, écartant les épées qu’interposaient leurs compagnons pour les séparer. Cette feinte querelle avait pour but de produire un rassemblement pour que, parmi la foule, les coupe-bourses et les tire-laine pussent faire leurs coups tout à l’aise. En effet, plus d’un curieux qui était entré dans le groupe un beau manteau doublé de panne sur l’épaule, et la pochette bien garnie, sortit de la presse en simple pourpoint, et ayant dépensé́ son argent sans le savoir. Sur quoi les bretteurs, qui ne s’étaient jamais brouillés, s’entendant comme larrons en foire qu’ils étaient, se réconcilièrent et se secouèrent la main avec grande affection de loyauté́, déclarant l’honneur satisfait. Ce qui n’était vraiment pas difficile ; l’honneur de tels maroufles ne devait point avoir de bien sensibles délicatesses. »
GAUTIER, Théophile, Le Capitaine Fracasse [1863], Paris, Charpentier, 1889, p. 48-49 et p. 70-71, 79-80
XIX | Roman, nouvelle | Au bord de l’eau

Notre-Dame-de-Paris, 1834 / Paris-Les îles
Théophile GAUTIER

Notre-Dame et la Seine vont ensemble. Peu de portraits de l’une sans mention de l’autre, surtout si l’auteur se permet certaine ampleur. Le long poème que Théophile Gautier (1811-1872) consacre à la cathédrale est de ceux-là. Se plaçant ouvertement dans le sillage du célèbre roman de 1831, l’auteur d’entrée de jeu apostrophe Victor Hugo (1802-1885). Il ne s’agit pas seulement pour lui de réussir en vers ce qu’un autre a déjà réussi en prose. L’ambition est de réintégrer dans cette auguste demeure de pierre ce qui, aux yeux de Gautier, manque dans la cathédrale de son estimé confrère : Dieu, l’âme, la poésie. Dans ce contexte, il est normal qu’on voie double, deux cathédrales, car l’eau renouvelée de ce poème reflète le bâtiment déjà vieux.
« Pour me refaire au grand et me rélargir l’âme,
Ton livre dans ma poche, aux tours de Notre-Dame ;
Je suis allé souvent, Victor,
A huit heures, l’été, quand le soleil se couche,
Et que son disque fauve, au bord des toits qu’il touche,
Flotte comme un gros ballon d’or.
Tout chatoie et reluit ; le peintre et le poëte
Trouvent là des couleurs pour charger leur palette,
Et des tableaux ardents à vous brûler les yeux ;
Ce ne sont que saphirs, cornalines, opales,
Tons à faire trouver Rubens et Titien pâles ;
Ithuriel répand son écrin dans les cieux.
Cathédrales de brume aux arches fantastiques ;
Montagnes de vapeurs, colonnades, portiques,
Par la glace de l’eau doublés,
La brise qui s’en joue et déchire leurs franges,
Imprime, en les roulant, mille formes étranges
Aux nuages échevelés.
[…]
Que c’est grand ! que c’est beau ! les frêles cheminées,
De leurs turbans fumeux en tout temps couronnées,
Sur le ciel de safran tracent leurs profils noirs,
Et la lumière oblique aux arêtes hardies,
Jetant de tous côtés de riches incendies,
Dans la moire du fleuve enchâsse cent miroirs.
Comme en un bal joyeux, un sein de jeune fille,
Aux lueurs des flambeaux s’illumine et scintille
Sous les bijoux et les atours,
Aux lueurs du couchant, l’eau s’allume, et la Seine
Berce plus de joyaux, certes, que jamais reine
N’en porte à son col les grands jours. »
GAUTIER, Théophile. « Notre-Dame » [1834], Poésies diverses, 1833-1838, dans Œuvres de Théophile Gautier, Paris, Alphonse Lemerre, 1890, t. I, p. 299-300 et 302-303
XIX | Poésie | Au bord de l’eau

Les Proscrits, 1831 / Paris-Les îles
Honoré de BALZAC

L’inspiration fluviale d’Honoré de Balzac (1799-1850) est surtout associée à la Loire. Pourtant, la Seine fait de remarquables apparitions dans La Comédie humaine, notamment par deux fois dans Les Proscrits (1831). La première survient dès l’incipit, avec la description d’une bicoque sise à la pointe amont de l’île de la Cité, derrière Notre-Dame (l’action se déroule en 1308) ; c’est là que logent les deux « proscrits », un vieillard méditerranéen (resté anonyme jusqu’à la dernière page, il se révèle être Dante Alighieri en personne) et un jeune clerc venu de Flandre, Godefroid. La seconde occurrence est à situer en face de ce site, sur la rive gauche, au bout de la rue du Fouarre. De là, les deux étrangers rembarquent sur l’eau après avoir assisté au prêche d’un certain Sigier, « le plus fameux docteur en Théologie mystique de l’Université de Paris » : conférence tout indiquée pour éveiller l’attention aux charmes inouïs de la nature.
« Accompagnés par la foule qui, semblable à des courtisans autour de leurs rois, se pressait sur leurs pas, en laissant entre elle et ces trois personnages une respectueuse distance, Godefroid, le vieillard et Sigier marchèrent vers la rive fangeuse où dans ce temps il n’y avait point encore de maisons, et où le passeur les attendait. Le docteur et l’étranger ne s’entretenaient ni en latin ni en langue gauloise, ils parlaient gravement un langage inconnu. Leurs mains s’adressaient tour à tour aux cieux et à la terre. Plus d’une fois, Sigier à qui les détours du rivage étaient familiers, guidait avec un soin particulier le vieillard vers les planches étroites jetées comme des ponts sur la boue ; l’assemblée les épiait avec curiosité, et quelques écoliers enviaient le privilège du jeune enfant qui suivait ces deux souverains de la parole. Enfin le docteur salua le vieillard et vit partir le bateau du passeur.
Au moment où la barque flotta sur la vaste étendue de la Seine en imprimant ses secousses à l’âme, le soleil, semblable à un incendie qui s’allumait à l’horizon, perça les nuages, versa sur les campagnes des torrents de lumière, colora de ses tons rouges, de ses reflets bruns et les cimes d’ardoises et les toits de chaume, borda de feu les tours de Philippe-Auguste, inonda les cieux, teignit les eaux, fit resplendir les herbes, réveilla les insectes à moitié endormis. Cette longue gerbe de lumière embrasa les nuages. C’était comme le dernier vers de l’hymne quotidien. Tout cœur devait tressaillir, alors la nature fut sublime. Après avoir contemplé ce spectacle, l’étranger eut ses paupières humectées par la plus faible de toutes les larmes humaines. »
BALZAC, Honoré de. Les Proscrits [1831], dans Œuvres complètes de H. de Balzac, Paris, Alexandre Houssiaux, 1855, t. XVI, p. 97-99
XIX | Roman, nouvelle | Sur l’eau

Les Misérables, 1862 / Paris-Les îles
Victor HUGO

Qui ne se souvient pas de la fin de Javert ? Vaincu par la bonté surhumaine du forçat Jean Valjean, l’inspecteur déraillé descend à la Seine par le trajet le plus direct : comme une goutte d’eau dévalant la pente jusqu’au lit. Ses convictions vacillent, l’heure est grave, il consulte le courant comme un augure et en vient à une résolution extrême. Victor Hugo (1802-1885) dans ce passage célèbre des Misérables (1862) échafaude un impressionnant système d’oppositions binaires dominé par l’antagonisme de la rigidité et de la fluidité, illustrant la lutte intérieure à laquelle se soumet noblement le sévère mais charismatique adversaire du héros.
« Jusqu’à ce jour, Javert n’avait pris, dans les deux attitudes de Napoléon, que celle qui exprime la résolution, les bras croisés sur la poitrine, celle qui exprime l’incertitude, les mains derrière le dos, lui était inconnue. Maintenant, un changement s’était fait ; toute sa personne, lente et sombre, était empreinte d’anxiété.
Il s’enfonça dans les rues silencieuses.
Cependant, il suivait une direction.
Il coupa par le plus court vers la Seine, gagna le quai des Ormes, longea le quai, dépassa la Grève, et s’arrêta, à quelque distance du poste de la place du Châtelet, à l’angle du pont Notre-Dame. La Seine fait là, entre le pont Notre-Dame et le Pont au Change d’une part, et d’autre part entre le quai de la Mégisserie et le quai aux Fleurs, une sorte de lac carré traversé par un rapide.
Ce point de la Seine est redouté des mariniers. Rien n’est plus dangereux que ce rapide, resserré à cette époque et irrité par les pilotis du moulin du pont, aujourd’hui démoli. Les deux ponts, si voisins l’un de l’autre, augmentent le péril ; l’eau se hâte formidablement sous les arches. Elle y roule de larges plis terribles ; elle s’y accumule et s’y entasse ; le flot fait effort aux piles des ponts comme pour les arracher avec de grosses cordes liquides. Les hommes qui tombent là ne reparaissent pas ; les meilleurs nageurs s’y noient.
Javert appuya ses deux coudes sur le parapet, son menton dans ses deux mains, et, pendant que ses ongles se crispaient machinalement dans l’épaisseur de ses favoris, il songea.
Une nouveauté, une révolution, une catastrophe, venait de se passer au fond de lui-même ; et il y avait de quoi s’examiner.
Javert souffrait affreusement.
[…]
Où en était-il ? Il se cherchait et ne se trouvait plus.
Que faire maintenant ? Livrer Jean Valjean, c’était mal ; laisser Jean Valjean libre, c’était mal. Dans le premier cas, l’homme de l’autorité tombait plus bas que l’homme du bagne ; dans le second, un forçat montait plus haut que la loi et mettait le pied dessus. Dans les deux cas, déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis qu’on pouvait prendre, il y avait de la chute. La destinée a de certaines extrémités à pic sur l’impossible, et au-delà desquelles la vie n’est plus qu’un précipice. Javert était à une de ces extrémités-là.
[…]
L’obscurité était complète. C’était le moment sépulcral qui suit minuit. Un plafond de nuages cachait les étoiles. Le ciel n’était qu’une épaisseur sinistre. Les maisons de la Cité n’avaient plus une seule lumière ; personne ne passait ; tout ce qu’on apercevait des rues et des quais était désert ; Notre-Dame et les tours du Palais de justice semblaient des linéaments de la nuit. Un réverbère rougissait la margelle du quai. Les silhouettes des ponts se déformaient dans la brume les unes derrière les autres. Les pluies avaient grossi la rivière.
L’endroit où Javert s’était accoudé était, on s’en souvient, précisément situé au-dessus du rapide de la Seine, à pic sur cette redoutable spirale de tourbillons qui se dénoue et se renoue comme une vis sans fin.
Javert pencha la tête et regarda. Tout était noir. On ne distinguait rien. On entendait un bruit d’écume ; mais on ne voyait pas la rivière. Par instants, dans cette profondeur vertigineuse, une lueur apparaissait et serpentait vaguement, l’eau ayant cette puissance, dans la nuit la plus complète, de prendre la lumière on ne sait où et de la changer en couleuvre. La lueur s’évanouissait, et tout redevenait indistinct. L’immensité semblait ouverte là. Ce qu’on avait au-dessous de soi, ce n’était pas de l’eau, c’était du gouffre. Le mur du quai, abrupt, confus, mêlé à la vapeur, tout de suite dérobé, faisait l’effet d’un escarpement de l’infini.
On ne voyait rien, mais on sentait la froideur hostile de l’eau et l’odeur fade des pierres mouillées. Un souffle farouche montait de cet abîme. Le grossissement du fleuve plutôt deviné qu’aperçu, le tragique chuchotement du flot, l’énormité lugubre des arches du pont, la chute imaginable dans ce vide sombre, toute cette ombre était pleine d’horreur.
Javert demeura quelques minutes immobile, regardant cette ouverture de ténèbres ; il considérait l’invisible avec une fixité qui ressemblait à de l’attention. L’eau bruissait. Tout à coup, il ôta son chapeau et le posa sur le rebord du quai. Un moment après, une figure haute et noire, que de loin quelque passant attardé eût pu prendre pour un fantôme, apparut debout sur le parapet, se courba vers la Seine, puis se redressa, et tomba droite dans les ténèbres ; il y eut un clapotement sourd, et l’ombre seule fut dans le secret des convulsions de cette forme obscure disparue sous l’eau. »
HUGO, Victor,Les Misérables [1862], texte annoté par Guy Rosa, Paris, Université Paris-Diderot, 2004, t. V, p. 238-253.
XIX | Roman, nouvelle | Dans l’eau | Au bord de l’eau

“Massacre de la Saint Barthelemy”, 1816 / Paris-Les îles
Félicité de GENLIS

Le 24 août 1572 Paris se transforma en charnier lorsque les catholiques entreprirent d’immoler les huguenots de la ville. Si les relations du massacre de la St-Barthélémy, cet horrible carnage qui dura trois jours, ne manquent pas, celle que propose en 1815 Félicité de Genlis (1746-1830) a le mérite de cristalliser une image de la Seine qui est restée et qu’on trouve reprise à travers l’histoire, souvent à peine reconfigurée, chaque fois qu’une nouvelle ignominie collective frappe la Ville lumière.
« […] On n’entendait que le bruit des coups de pistolets, d’arquebuses, celui des pierres et des cailloux lancés contre les vitres et les maisons et les cris, les gémissements des victimes, ou les blasphèmes, les imprécations et les hurlements des meurtriers. Les rues étaient jonchées de membres épars et sanglants ; les portes des maisons, des palais et des lieux publics, teintes de sang ; l’image de la mort et de la destruction se trouvait partout et sous les formes les plus hideuses ; on voyait des corps mutilés précipités du haut des toits, ou par les fenêtres, traînés ensuite dans la boue et dans les ruisseaux ensanglantés ; on rencontrait à chaque pas des charrettes chargées de butin ou de monceaux de cadavres qu’on allait jeter dans la Seine, dont les eaux furent, pendant plusieurs jours, souillées du sang humain, du sang des Français !… On épuisa tous les genres de cruauté ; la faiblesse même de l’enfance ne préserva pas de la férocité : on vit des enfants de dix ans, dans le premier essai de l’homicide, commettre l’acte de la plus monstrueuse barbarie, en égorgeant des enfants au maillot ! […] Le marquis de Revel, fuyant en chemise jusqu’au bord de la Seine, et s’étant jeté dans un petit bateau, fut tué d’un coup d’arquebuse par son propre cousin Bussi d’Amboise.
Ce massacre mit en deuil presque toutes les familles distinguées de la France. »
GENLIS, Félicité de. « Massacre de la Saint-Barthélemy », Histoire de Henri le Grand, seconde édition, Paris, Maradan, 1816 [1815], t. I, p. 83-84.
XIX | Historiographie | Sur l’eau | Dans l’eau | Au bord de l’eau | Sous l’eau

« Un teneur de livres », 1871 / Paris-Les îles
Alphonse DAUDET

Depuis 1864 et jusqu’en 1912, la Morgue se trouvait à la pointe amont de l’île de la Cité, entre le pont Saint-Louis et le pont de l’Archevêché, sur le site qu’on appelait jadis « le Terrain » ou « la Motte aux papelards ». Alphonse Daudet (1840-1897) imagine le quotidien d’un employé de ce curieux établissement dans la nouvelle intitulée « Un teneur de livres », d’abord parue dans Le Soir du 19 septembre 1871 puis recueillie dans les Contes du lundi (1873). L’eau de Seine, on s’en doute, tient un rôle de premier plan dans ce petit bâtiment sanitaire aux allures de temple romain ; dans la nouvelle de Daudet, son rôle est encore accru, insufflant une atmosphère fantastique à ce récit naturaliste.
« Brr…, quel brouillard !… » dit le bonhomme en mettant le pied dans la rue. Vite, il retrousse son collet, ferme son cache-nez sur sa bouche, et la tête baissée, les mains dans ses poches de derrière, il part pour le bureau en sifflotant.
Un vrai brouillard, en effet. Dans les rues, ce n’est rien encore ; au cœur des grandes villes, le brouillard ne tient pas plus que la neige. […] Mais sur les quais encore déserts, sur les ponts, la berge, la rivière, c’est une brume lourde, opaque, immobile, où le soleil monte, là-haut, derrière Notre-Dame, avec des lueurs de veilleuse dans un verre dépoli.
Malgré le vent, malgré la brume, l’homme en question suit les quais, toujours les quais, pour aller à son bureau. Il pourrait prendre un autre chemin, mais la rivière paraît avoir un attrait mystérieux pour lui. C’est son plaisir de s’en aller le long des parapets, de frôler ces rampes de pierre usées aux coudes des flâneurs. À cette heure, et par le temps qu’il fait, les flâneurs sont rares. Pourtant, de loin en loin, on rencontre une femme chargée de linge qui se repose contre le parapet, ou quelque pauvre diable accoudé, penché vers l’eau d’un air d’ennui. Chaque fois l’homme se retourne, les regarde curieusement, et l’eau après eux, comme si une pensée intime mêlait dans son esprit ces gens à la rivière.
Elle n’est pas gaie, ce matin, la rivière. Ce brouillard qui monte entre les vagues semble l’alourdir. Les toits sombres des rives, tous ces tuyaux de cheminée inégaux et penchés qui se reflètent, se croisent et fument au milieu de l’eau, font penser à je ne sais quelle lugubre usine qui, du fond de la Seine, enverrait à Paris toute sa fumée en brouillard. Notre homme, lui, n’a pas l’air de trouver cela si triste. L’humidité le pénètre de partout, ses vêtements n’ont pas un fil de sec ; mais il s’en va tout de même en sifflotant avec un sourire heureux au coin des lèvres. Il y a si longtemps qu’il est fait aux brumes de la Seine ! Puis il sait que là-bas, en arrivant, il va trouver une bonne chancelière bien fourrée, son poêle qui ronfle en l’attendant, et la petite plaque chaude où il fait son déjeuner tous les matins. Ce sont là de ces bonheurs d’employé, de ces joies de prison que connaissent seulement ces pauvres êtres rapetissés dont toute la vie tient dans une encoignure.
« Il ne faut pas que j’oublie d’acheter des pommes », se dit-il de temps en temps, et il siffle, et il se dépêche. Vous n’avez jamais vu quelqu’un aller à son travail aussi gaiement.
Les quais, toujours les quais, puis un pont. Maintenant le voilà derrière Notre-Dame. À cette pointe de l’île, le brouillard est plus intense que jamais. Il vient de trois côtés à la fois, noie à moitié les hautes tours, s’amasse à l’angle du pont, comme s’il voulait cacher quelque chose. L’homme s’arrête ; c’est là.
On distingue confusément des ombres sinistres, des gens accroupis sur le trottoir qui ont l’air d’attendre, et, comme aux grilles des hospices et des squares, des éventaires étalés, avec des rangées de biscuits, d’oranges, de pommes. Oh ! les belles pommes si fraîches, si rouges sous la buée !… Il en remplit ses poches, en souriant à la marchande, qui grelotte, les pieds sur sa chaufferette ; ensuite il pousse une porte dans le brouillard, traverse une petite cour où stationne une charrette attelée.
« Est-ce qu’il y a quelque chose pour nous ? » demande-t-il en passant. Un charretier, tout ruisselant, lui répond :
« Oui, monsieur, et même quelque chose de gentil. »
Alors il entre vite dans son bureau.
C’est là qu’il fait chaud, et qu’on est bien. Le poêle ronfle dans un coin. La chancelière est à sa place. Son petit fauteuil l’attend, bien au jour, près de la fenêtre. Le brouillard en rideau sur les vitres fait une lumière unie et douce, et les grands livres à dos vert s’alignent correctement sur leurs casiers. Un vrai cabinet de notaire.
L’homme respire ; il est chez lui.
[…] Le fait est qu’on ne peut pas trouver un bureau plus gai, plus clair, mieux en ordre. Ce qu’il y a de singulier, par exemple, c’est ce bruit d’eau qu’on entend de partout, qui vous entoure, vous enveloppe, comme si on était dans une chambre de bateau. En bas, la Seine se heurte en grondant aux arches du pont, déchire son flot d’écume à cette pointe d’île toujours encombrée de planches, de pilotis, d’épaves. Dans la maison même, tout autour du bureau, c’est un ruissellement d’eau jetée à pleines cruches, le fracas d’un grand lavage. Je ne sais pas pourquoi cette eau vous glace rien qu’à l’entendre. On sent qu’elle claque sur un sol dur, qu’elle rebondit sur de larges dalles, des tables de marbre qui la font paraître encore plus froide.
Qu’est-ce qu’ils ont donc tant à laver dans cette étrange maison ? Quelle tache ineffaçable ?"
DAUDET, Alphonse. « Un teneur de livres » [1871], Contes du lundi, dans Œuvres d’Alphonse Daudet, Paris, A. Lemerre, 1880, p. 231-238.
XIX | Roman, nouvelle | Au bord de l’eau

« Nocturne parisien », 1866 / Paris-Les îles
Paul VERLAINE

Le registre noir, morbide, abject, du fleuve parisien se rencontre plus souvent en prose qu’en poésie. C’est celui qu’adopte Paul Verlaine (1844-1896) pour l’un des plus mémorables poèmes où la Seine tient la vedette. Dans ce « Nocturne parisien » (1866), la misère, le crime pullulent presque autant, dirait-on, que la solitude et la mélancolie. C’est à en goûter les sons, même les plus discordants, que nous invite le poète
« Roule, roule ton flot indolent, morne Seine. —
Sous tes ponts qu’environne une vapeur malsaine
Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris,
Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.
Mais tu n’en traînes pas, en tes ondes glacées,
Autant que ton aspect m’inspire de pensées !
[…]
— Toi, Seine, tu n’as rien. Deux quais, et voilà tout,
Deux quais crasseux, semés de l’un à l’autre bout
D’affreux bouquins moisis et d’une foule insigne
Qui fait dans l’eau des ronds et qui pêche à la ligne.
Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin
Les passants alourdis de sommeil ou de faim,
Et que le couchant met au ciel des taches rouges,
Qu’il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges
Et, s’accoudant au pont de la Cité, devant
Notre-Dame, songer, cœur et cheveux au vent !
Les nuages, chassés par la brise nocturne,
Courent, cuivreux et roux, dans l’azur taciturne.
Sur la tête d’un roi du portail, le soleil,
Au moment de mourir, pose un baiser vermeil.
L’hirondelle s’enfuit à l’approche de l’ombre,
Et l’on voit voleter la chauve-souris sombre.
Tout bruit s’apaise autour. À peine un vague son
Dit que la ville est là qui chante sa chanson,
Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes ;
Et c’est l’aube des vols, des amours et des crimes.
— Puis, tout à coup, ainsi qu’un ténor effaré
Lançant dans l’air bruni son cri désespéré,
Son cri qui se lamente et se prolonge, et crie,
Éclate en quelque coin l’orgue de Barbarie :
Il brame un de ces airs, romances ou polkas,
Qu’enfants nous tapotions sur nos harmonicas
Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes,
Vibrer l’âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes.
[…]
— Et puis l’orgue s’éloigne, et puis c’est le silence,
Et la nuit terne arrive, et Vénus se balance
Sur une molle nue au fond des cieux obscurs ;
On allume les becs de gaz le long des murs,
Et l’astre et les flambeaux font des zigzags fantasques
Dans le fleuve plus noir que le velours des masques ;
Et le contemplateur sur le haut garde-fou
Par l’air et par les ans rouillé comme un vieux sou
Se penche, en proie aux vents néfastes de l’abîme.
Pensée, espoir serein, ambition sublime,
Tout, jusqu’au souvenir, tout s’envole, tout fuit,
Et l’on est seul avec Paris, l’Onde et la Nuit !
— Sinistre trinité ! De l’ombre dures portes !
Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes !
Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur,
Si terribles, que l’Homme, ivre de la douleur
Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre,
L’Homme, espèce d’Oreste à qui manque une Électre,
Sous la fatalité de votre regard creux
Ne peut rien et va droit au précipice affreux ;
Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses
De tuer et d’offrir au grand Ver des épouses
Qu’on ne sait que choisir entre vos trois horreurs,
Et si l’on craindrait moins périr par les terreurs
Des Ténèbres que sous l’Eau sourde, l’Eau profonde,
Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde !
— Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant,
Tu traînes dans Paris ton cours de vieux serpent,
De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres
Tes cargaisons de bois, de houille et de cadavres ! »
VERLAINE, Paul, « Nocturne parisien », Poëmes saturniens, Paris, Alphonse Lemerre, 1866, p. 117-123.
XIX | Poésie | Sur l’eau | Au bord de l’eau

Méline, 1876 / Paris-Les îles
Louisa SIEFERT

Qu’arrive-t-il lorsqu’une poète parnassienne aguerrie se propose, après avoir composé tant de vers, d’évoquer le fleuve parisien au sein d’une œuvre en prose ? L’exemple qu’offre Méline (1876), premier roman et dernière œuvre parue du vivant de Louisa Siefert (1845-1877), est concis mais saisissant. La Seine n’est nullement liquide, comme si le parti pris poétique de la ciselure l’emportait sur celui de la mimésis romanesque. La narratrice et son ami Claudien, descendus aux quais depuis les environs du jardin du Luxembourg, y voient quelque effet d’optique leur rappelant les trompe-l’œil de l’école vénitienne ; pour nous, il y a là quelque préfiguration du jeu de plaques d’eau qu’on trouvera quelques années plus tard (et quelques quais plus bas), sous la plume de Huysmans (1848-1907) dans À vau-l’eau (1882).
« Nous enfilâmes un dédale de petites rues qui descendaient vers la Seine. La vue sur le quai était bizarre. Toutes les couleurs du ciel et du paysage s’étaient concentrées dans l’eau qui reflétait les objets comme un miroir de métal dépoli avec une netteté et une vivacité surprenantes. Je fis observer ce fait singulier à Claudien qui le compara aux effets d’optique que l’on voit à Venise et qu’on retrouve dans les tableaux de l’école. »
SIEFERT, Louisa, Méline, Paris, Lemerre, 1876, p. 28-29.
En ligne sur Gallica
XIX | Roman, nouvelle | Au bord de l’eau

Les Truands, 1899 / Paris-Les îles
Jean RICHEPIN

La première des Truands de Jean Richepin (1849-1926) eut lieu le 22 mars 1899 au théâtre de l’Odéon de Paris. L’action des actes II, III et IV a pour cadre les berges parisiennes de la Seine, encore sablonneuses et sauvages, puisque nous sommes en 1447. Avec ce drame historique en vers, le sulfureux auteur de La Chanson des gueux (1876) transporte les audaces de son premier recueil dans la Cour des Miracles du Moyen Âge, à l’ombre de la Notre-Dame de Victor Hugo. Le héros s’appelle Robin Costeau, roi des Truands, qui a ourdi un plan pour s’emparer d’un trésor ; les indications scéniques détaillent l’endroit où l’attendent sa femme et trois complices, tandis que le reste de la bande s’est posté au pied de la cathédrale.
ACTE III
Le coup du trésor Notre-Dame
Sur la berge de la Seine, sous la première arche du pont de bois qui occupait à peu près l’emplacement du Pont-Marie aujourd’hui.
Cette arche et les suivantes, vues en perspective, vont de gauche à droite.
Par l’ouverture de l’arche, on aperçoit à l’horizon, encadrés ainsi, la pointe de la Cité et le chevet de Notre-Dame.
Tout le premier plan du théâtre représente la berge, sans quai. Au-delà, c’est la Seine, avec quelques gros chalands amarrés, sur la droite, le long de la terre.
A gauche, tout à fait au premier plan, escalier conduisant au tablier du pont.
Au lever du rideau, il fait encore un peu nuit, et le jour, ensuite, vient peu à peu.
SCÈNE PREMIÈRE
LE GOURET, DEUX TRUANDS,
MARION couchée et dormant au pied de l’escalier.
PREMIER TRUAND.
Alors, on n’est que trois au rendez-vous sous l’arche ?
LE GOURET, qui va et vient, l’air sombre.
Oui.
DEUXIÈME TRUAND.
Nous trois, pas plus ?
LE GOURET.
Non.
PREMIER TRUAND.
Ce n’est pas un gros tas.
LE GOURET.
Non.
DEUXIÈME TRUAND.
Et qu’a-t-on à faire ici ?
LE GOURET.
Marquer le pas.
PREMIER TRUAND, désignant le chevet de Notre-Dame.
Et les autres, ils font quelque chose là-bas ?
LE GOURET.
Je suppose.
DEUXIÈME TRUAND.
C’est bien toujours ce soir qu’on marche ?
LE GOURET.
Possible.
[…]
Enfin, tenez, l’affaire aujourd’hui qu’il engeance,
C’est bête à manger du foin !
Le trésor de Notre-Dame
Est gardé de près avec trop de soin,
Entre archers de la ville et sergents du vidame,
Pour espérer que sur-le-champ
On en sera le bon marchand !
MARION.
Va toujours, mon bonhomme, va crachant !
Robin ne la perd pas quand même, sa jugeotte.
Et grâce à lui, malgré tes pronostics fâcheux,
L’affaire ira dans la hotte.
[…]
LE GOURET, curieux.
Comment ?
ROBIN COSTEAU, à Gouret et aux deux truands.
Vous trois, allez donc par la berge
Jusqu’à l’endroit d’où l’on entend
Ce qui se passe dans l’auberge
De Tabuteux le Malcontent.
C’est là que la Mignote en dansant et chantant
Doit occuper les sergents du vidame.
Vous verrez s’ils sont bien en train.
Par contre, au large du chevet de Notre-Dame,
Si la Mignote chante en bateau son refrain,
Venez m’en avertir vite.
Ce serait signe qu’à la rescousse on m’invite
Et que les truands sont dans le pétrin.
[…]
SCÈNE VI
ROBIN COSTEAU, LA MIGNOTE à la cantonade.
(Robin Costeau semble dormir, absorbé dans sa pensée.)
LA MIGNOTE, à voix lointaine traînant sur l’eau.
C’est dans la ville de Bordeaux,
La mer est douce,
Chantez, mon mousse,
C’est dans la ville de Bordeaux
Qu’est arrivé trois grands bateaux.
Dans le troisième y a mes amours,
La mer est douce
Chantez, mon mousse,
Dans le troisième y a mes amours
Dans celui-là je vais toujours.
ROBIN COSTEAU, qui peu à peu est sorti de sa rêverie.
La voix !… Là-bas, sur l’eau !… C’est le signal d’alarmes.
Mon fils est donc en danger ?
Allons, vieux fou, rentre tes larmes !
Ce n’est pas à l’amour qu’il faut songer.
(Appelant vers l’autre côté de la Seine.)
Hé ! la Mignote !
(On voit au lointain passer rapidement une barque vide.)
Tiens ! Sa barque à la dérive !
Hé ! la Mignote !… Elle a donc débarqué ?
Mais en quel point ? Sur quelle rive ?
(Il regarde de tous côtés anxieusement.)
Ah ! par ici, sans doute !… L’autre quai
N’a pas de berge… Hé ! la Mignote !
LA MIGNOTE, à la cantonade.
J’arrive.
ROBIN COSTEAU, tombant affalé sur une pierre.
Ah ! pourvu que mon gas n’ait rien ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
RICHEPIN, Jean, Les Truands : Drame en cinq actes, en vers, Paris, Fasquelle, 1899, p. 74-99.
En ligne
XIX | Théâtre | Au bord de l’eau

« La Morgue », 1847 / Paris-Les îles
CHAMPFLEURY

Dans sa nouvelle « La Morgue », extraite du recueil Chien-Caillou. Fantaisies d’hiver (1847), le critique d’art et romancier CHAMPFLEURY (Jules François Félix Husson, dit Fleury, dit Champfleury,1821-1889), dénonce en ces termes la pratique qui consistait, au XIXe siècle, à mettre en vitrine les cadavres de la morgue à Paris. À l’époque, l’institution loge sur l’île de la Cité, quai du marché neuf, avant d’être déplacée à la pointe amont de l’île. Quel qu’en soit l’emplacement exact, le spectacle qui s’y donne inspire aux écrivains une poétisation érotique du sordide : suivront dans cette veine entre autres Zola (Thérèse Raquin, 1867) et Daudet (« Un teneur de livres », 1871).
« Un bâtiment bourgeois et carré qui baigne ses pieds dans la Seine, - voilà la Morgue au dehors.
Huit lits de pierre, huit cavaliers dessus, voilà la Morgue au dedans.
La Morgue aime la Seine, car la Seine lui fournit des épaves humaines.
Ce qu’elles consomment à elles deux, ces terribles receleuses, on l’ignore ; mais le nombre en est grand.
Elles ne tiennent pas à avoir des amants beaux et coquets, roses et blonds. Ouich ! Elles veulent la quantité.
Aussi la Morgue s’entend-elle avec la Seine pour défigurer les hommes, afin de les garder le plus longtemps possible.
Ce n’est pas dans Paris que la Seine est une gaie rivière, et il faut marcher loin pour retrouver les bords fleuris de madame Deshoulières.
La Seine de Paris est une rivière fétide, verte l’été, jaune l’hiver, obscure comme une chambre noire.
Quand la Seine empoigne un homme, elle vous le prend au collet comme un sergent de ville et l’emmène dans son lit. Les matelas de ce lit sont rembourrés de tessons de bouteilles, de bottes moisies, de clous rouillés, de chiens et de chats sans poils, enfin la quintessence des immondices de Paris, la ville aux immondices.
La Seine est capricieuse comme une femme ; elle a des fantaisies. Elle garde son nouvel amant quelquefois un jour, quelquefois une semaine, quelquefois un mois, selon que le cavalier lui plaît. Puis, fatiguée, elle le lâche en le parant de ses couleurs. Il revient vert ou jaune.
Alors la Morgue ouvre ses grands bras et s’empare des restes de la Seine. Elle commence par ôter au cavalier ses habits qui pleurent.
Elle l’étend sur un lit de pierre après l’avoir bien nettoyé, bien lavé, bien ficelé, disent quelques-uns.
Et tous les jours la Morgue ouvre ses portes au public. Elle ne craint pas, l’impudique, d’accuser le nombre de ses amants.
La foule, gourmande d’émotions, y court ; surtout les femmes. Par hasard j’entrai un jour.
Sur un lit était étendu un vieillard que la Seine avait teinté de rose. Les cheveux étaient blancs, rares et hérissés. Sur la poitrine se dressaient quelques poils, blancs et rares aussi. Le ventre était gonflé sous le masque de cuir, -qui est la feuille de vigne de la Morgue.
Parmi les curieux se trouvait une femme portant dans ses bras un enfant. La femme aurait voulu avoir dix yeux pour voir. L’enfant sommeillait. - Eh ! petit, dit la mère en montrant du doigt le vieillard plus terrible que la plus terrible toile espagnole, regarde donc, vois-tu le beau monsieur ? »
Champfleury, « La Morgue », Chien-Caillou, Fantaisies d’hiver, Paris, Martinon, 1845, p. 115-116.
En ligne
XIX | Roman, nouvelle | Dans l’eau | Au bord de l’eau

Un parfum à sentir, 1836 / Paris-Les îles
Gustave FLAUBERT

Marguerite est sortie de l’hôpital en chancelant, ses vêtements sont déchirés ; elle fait pitié à voir. Rejetée par sa troupe, déclassée par une rivale plus jeune qu’elle, jetée en pâture à un lion, la misérable saltimbanque traîne ses éraflures et sa jambe cassée dans Paris au hasard des rues deux jours durant, sans manger, méprisée par les passants, conspuée par les gamins du pavé. Nous voici au dénouement d’un court roman que Gustave Flaubert (1821-1880) composa et rédigea en huit jours, déclare-t-il, à l’âge de quatorze ans.
« Elle s’arrêta, se frappa le Front.
— La mort ! dit-elle en riant.
Et elle se dirigea à grands pas vers la Seine.
XII
On venait de retirer un cadavre de l’eau, et il était exposé à la morgue ; c’était une femme, un bonnet de dentelle avec des fleurs sales lui couvraient la tête, ses habits étaient déchirés et laissaient voir des membres amaigris ; quelques mouches venaient bourdonner à l’entour et lécher le sang figé sur sa bouche entr’ouverte, ses bras gonflés étaient bleuâtres et couverts de petites taches noires.
Le soleil était sur son déclin et un de ses derniers rayons, perçant à travers les barreaux de la morgue, vint frapper sur ses yeux a moitié fermés et leur donner un éclat singulier.
Ce corps couvert de balafres, de marques de griffes, gonflé, verdâtre, déposé ainsi sur la dalle humide, était hideux et faisait mal à voir. L’odeur nauséabonde qui s’exhalait de ce cadavre en lambeaux, et qui faisait éloigner tous les passants oisifs, attira deux élèves en médecine."
FLAUBERT, Gustave, Un parfum à sentir, ou Les Baladins [1836], Œuvres de jeunesse inédites, Paris, Louis Conard, 1910, t. I, p. 105-106
En ligne
XIX | Roman, nouvelle | Dans l’eau | Sous l’eau

Thérèse Raquin, 1867 / Paris-Les îles
Émile Zola

Tous trois nés et grandis à Vernon, ville fluviale située à mi-chemin entre Paris et Rouen, les principaux personnages du roman Thérèse Raquin (1867) entretiennent une relation spéciale avec la Seine. Thérèse a vécu ses meilleurs moments à jouer en tête à tête avec « la rivière blanche », qu’elle « regardait avec défi », s’imaginant qu’elle luttait avec les flots ; plus tard, « écrasée, abrutie » par un mauvais mariage avec son cousin, elle songera sérieusement à « [s]e jeter un jour dans la Seine ». C’est en « regard[ant] couler la Seine d’un air absorbé » que Laurent se résout à embrasser l’épouse de son ami d’enfance, et c’est encore pendant qu’il « regard[e] couler la rivière d’un air stupide » que le flot lui inspire le moyen de se débarrasser de cet époux gênant. La pauvre victime n’est pas en reste, dans ce roman qu’Émile Zola (1840-1902) a placé tout entier sous le signe de la Seine. Bien qu’il garde « une peur horrible de l’eau », Camille adore longer la rive gauche ; le fleuve vu depuis la sécurité des quais procure au futur noyé de Saint-Ouen un spectacle varié, toujours renouvelé.
« Camille resta un mois sans pouvoir trouver un emploi. Il vivait le moins possible dans la boutique, il flânait toute la journée. L’ennui le prit à un tel point, qu’il parla de retourner à Vernon. Enfin, il entra dans l’administration du chemin de fer d’Orléans. Il gagnait cent francs par mois. Son rêve était exaucé.
Le matin, il partait à huit heures. Il descendait la rue Guénégaud et se trouvait sur les quais. Alors, à petits pas, les mains dans les poches, il suivait la Seine, de l’Institut au Jardin des Plantes. Cette longue course, qu’il faisait deux fois par jour, ne l’ennuyait jamais. Il regardait couler l’eau, il s’arrêtait pour voir passer les trains de bois qui descendaient la rivière. Il ne pensait à rien. Souvent il se plantait devant Notre-Dame, et contemplait les échafaudages dont l’église, alors en réparation, était entourée ; ces grosses pièces de charpente l’amusaient, sans qu’il sût pourquoi. Puis, en passant, il jetait un coup d’œil dans le Port aux Vins, il comptait les fiacres qui venaient de la gare. Le soir, abruti, la tête pleine de quelque sotte histoire contée à son bureau, il traversait le Jardin des Plantes et allait voir les ours, s’il n’était pas trop pressé. Il restait là une demi-heure, penché au-dessus de la fosse, suivant du regard les ours qui se dandinaient lourdement ; les allures de ces grosses bêtes lui plaisaient ; il les examinait, les lèvres ouvertes, les yeux arrondis, goûtant une joie d’imbécile à les voir se remuer. Il se décidait enfin à rentrer, traînant les pieds, s’occupant des passants, des voitures, des magasins. »
ZOLA, Émile, Thérèse Raquin [1867], deuxième édition, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven, 1868, p. 31-32.
En ligne
XIX | Roman, nouvelle

La Curée, 1871 / Paris-Les îles.
Émile ZOLA

La première grande description séquanaise dans les vingt tomes des Rougon-Macquart (1871-1893) est celle que le narrateur campe du point de vue de Renée dans La Curée (1871). C’est une enfant qui découvre, depuis la fenêtre haut-perchée d’un hôtel particulier du quai de Béthune, « tout ce bout de Paris qui s’étend de la Cité au pont de Bercy » (p. 115). La Seine faite femme caressant l’île Saint-Louis n’est pas nue comme la géante des Fleurs du Mal (1857) ; même docilement vêtue de ses gracieuses robes, elle est néanmoins pour Renée une amie puissante et troublante, puisqu’elle incite au désir. Ici comme ailleurs sous la plume d’Émile Zola (1840-1902), la note du fleuve est aussi érotique qu’esthétique.
« Mais l’âme de tout cela, l’âme qui emplissait le paysage, c’était la Seine, la rivière vivante ; elle venait de loin, du bord vague et tremblant de l’horizon, elle sortait de là-bas, du rêve, pour couler droit aux enfants, dans sa majesté tranquille, dans son gonflement puissant, qui s’épanouissait, s’élargissait en nappe à leurs pieds, à la pointe de l’île. Les deux ponts qui la coupaient, le pont de Bercy et le pont d’Austerlitz, semblaient des arrêts nécessaires, chargés de la contenir, de l’empêcher de monter jusque dans la chambre. Les petites aimaient la géante, elles s’emplissaient les yeux de sa coulée colossale, de cet éternel flot grondant qui roulait vers elles, comme pour les atteindre, et qu’elles sentaient se fendre et disparaître à droite et à gauche, dans l’inconnu, avec une douceur de titan dompté. Par les beaux jours, par les matinées de ciel bleu, elles se trouvaient ravies des belles robes de la Seine ; c’étaient des robes changeantes qui passaient du bleu au vert, avec mille teintes d’une délicatesse infinie ; on aurait dit de la soie mouchetée de flammes blanches, avec des ruches de satin ; et les bateaux qui s’abritaient aux deux rives la bordaient d’un ruban de velours noir. Au loin, surtout, l’étoffe devenait admirable et précieuse, comme la gaze enchantée d’une tunique de fée ; après la bande de satin gros vert, dont l’ombre des ponts serrait la Seine, il y avait des plastrons d’or, des pans d’une étoffe plissée couleur de soleil. Le ciel immense, sur cette eau, ces files basses de maisons, ces verdures des deux parcs, se creusait.
Parfois Renée, lasse de cet horizon sans bornes, grande déjà et rapportant du pensionnat des curiosités charnelles, jetait un regard dans l’école de natation des bains Petit, dont le bateau se trouve amarré à la pointe de l’île. Elle cherchait à voir, entre les linges flottants pendus à des ficelles en guise de plafond, les hommes en caleçon dont on apercevait les ventres nus. »
ZOLA, Émile, La Curée [1872], Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1895, p. 115-116.
En ligne
XIX | Roman, nouvelle | Sur l’eau | Dans l’eau | Au bord de l’eau | Sous l’eau

« Un aquafortiste », 1856 / Paris-Les îles
Jules et Edmond de GONCOURT

L’un des plus beaux textes qu’on doive à la plume « artiste » des frères Goncourt est « Un aqua-fortiste », nouvelle fantaisiste parue d’abord en 1856 dans L’Artiste sous le titre de « Feu M. Thomas ». Edmond (1822-1896) et son frère cadet Jules (1830-1870) y croquent la Seine en mode nocturne, vue à travers le regard exalté d’un aquafortiste modelé sur Charles Meryon (1821-1868). Au terme d’une soirée bien arrosée passée « dans une petite chambre de la rue de l’Ancienne-Comédie » (clin d’œil au restaurant Dagneau, fréquenté par les grands noms du romantisme), le héros titubant accepte l’offre d’un badaud — le narrateur — qui lui propose aimablement de le raccompagner chez lui. Déambulant au bord du fleuve, l’artiste se met en verve de donner à voir, pour le plus grand bénéfice de son compagnon (et du lecteur), le Paris encore pré-haussmannien, « lugubrement superbe », saisi en flagrant délit de beauté.
« La nuit ! voilà la reine des eaux-fortes ! Cela fait du noir où il y a des choses. Avez-vous remarqué comme les fleuves sont grands la nuit ? Paris qui dort, les pieds dans l’eau, c’est beau, beau, bien beau ! Un flot d’ombre éclaboussé de gaz ! L’eau, — une huile, du bleu, du noir, du violet, de l’or ! du neutre — la teinte moiré de feu ; un miroir qui pêle-mêle roule les ténèbres et les éclairs ! — Le ciel est pâle, ce soir. — Près du pont, le remous, voyez donc ! de l’argent bleu !… mille lucioles… cela grouille… et la berge aux grandes pierres blanches qui entre dans le trou noir de l’arche comme un mitron se glissant dans un four éteint… Ces réverbères, dans l’eau tout là-bas, — des crucifix de feu ; là, devant nous, comme des pans de fenêtres d’où les flammes des lustres filtrent à travers les rideaux de bal… Non, cela tourne : des colonnes torses qui remuent de la braise dans l’inconnu mort de l’eau ; non, cela n’est pas cela, c’est autre chose… Est-ce bête, les phrases !… Toutes ces masses, un gribouillis d’encre avec des gris blafards comme il y en a sur les ailes des chauves-souris. […] Ah ! Ah ! Nous voilà en face de la rue de Jérusalem… Quelque jour — il faut que je me presse, car les maçons… je sauverai ce motif-là. Ces deux grosses boules qui trempent, croiriez-vous que ce sont les deux arbres sans feuilles au bas du quai ? une fière estompe, à ces heures-ci, dans le dessin de toutes choses !… La tourelle, oui, avec ces deux fonds d’ombre à droite et à gauche, la petite flèche de la Sainte-Chapelle, — voilà ! Et là-dessous, penchez-vous, il faudra que j’agrandisse et que j’allonge, à la façon de l’eau morne, la face des maisons éteintes, comme les perspectives des maladreries blêmes. Ça ? des fenêtres de blanchisseuses ; on dirait des yeux éclairés de vert-de-gris… Toujours Notre-Dame ! avec comme des marches dans le haut ; un escalier vers l’infini, cassé à moitié du ciel… Ah ! c’est drôle, l’arche du pont Saint-Michel et l’ombre portée : un cerceau tout noir où ainsi qu’un clown saute la lumière ! — Regardez bien : tout derrière une maison peinte en rouge, aux fenêtres de feu, et mille petites maisons blanches ; devant, le quai, une maison carrée, cinq trous dans le mur, un gros tuyau noir au milieu du toit, du gris, du sale au bas de la maison, — voilà tout ce que c’est que la Morgue ! Il n’y a pas à en dire plus que la chose ! C’est simple comme bonjour ! — Cette grande chose sombre en bas, c’est un bateau, tout bonnement. Essayez donc de peindre la noyade là-dedans ! Je sais cela d’expérience : il ne faut pas mettre sa tête dans sa main. Les choses ne prêchent, ni ne pleurent, ni ne rêvent, ni se souviennent. Les chefs-d’œuvre ne doivent pas parler ; il n’y a que quelques sots comme moi… Ah ! des crêtes, des toits, des dômes de saphir : la lune s’est levée. Après tout il y a des gens qui la font très bien avec un pain à cacheter… — Et l’Hôtel-Dieu, ce n’est qu’une caserne ! Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, quinze… quarante-cinq… — je compte les fenêtres : une manie !… — sur cinq rangées, cela fait…
Quand il eut passé Notre-Dame, il s’assit sur le parapet. Nous regardions par-derrière la basilique noire accroupie sur la ville bleue, avec ses deux tours levées sur l’orbe d’argent, comme un sphinx de basalte à deux énormes têtes. »
GONCOURT, Edmond et Jules, « Un aquafortiste » [1856], Quelques créatures de ce temps, nouvelle édition, Paris, G. Charpentier, 1878, np.
En ligne
XIX | Roman, nouvelle | Au bord de l’eau

Félicien Rops et son œuvre, 1897 / Paris-Les îles
Joris-Karl HUYSMANS

En 1889, Joris-Karl Huysmans (1848-1907), romancier et critique d’art, commente l’eau-forte "Satan semant l’ivraie" (1882) du peintre symboliste Félicien Rops (1833-1898). Celle-ci, appartenant à la série des Sataniques, représente la Seine à Paris et le vice répandu sur ses bords. L’esprit décadent transfigure ici son horreur de la femme par le recours au mythe populaire. La récupération du sel misogyne des Saintes Écritures accouplé au levain fin-de-siècle offre, sous le pinceau du peintre, la vision d’un Satan modernisé. Le résultat est un cauchemar des plus saisissants. Mais c’est le travail de l’écrivain qui, par sa puissance d’évocation, doit retenir l’attention ; il s’agit de recréer l’image picturale par l’usage de la simple plume. Remarquons en particulier l’eau de riz, les larves : lexique de la blancheur gluante, mucilagineuse, cher à Huysmans dès À vau-l’eau (1882), roman qui date de la même année que la planche de Rops.
« La nuit, au-dessus de Paris qui dort, un semeur immense emplit le ciel ; ses pieds, chargés de pesants sabots, posent sur les toits de la rive droite et sur le sommet des tours de Notre-Dame. Sous l’arche dessinée par ses maigres jambes, la Seine roule comme une eau de riz que glace la lune dont le disque semble excorié par la fumée des nues. D’un bras, Satan relève son tablier dans lequel des larves de femmes grouillent et, de l’autre, il fauche le firmament d’un geste qui lance, à toute volée, ces germes du mal sur la ville muette. »
Joris-Karl HUYSMANS, Écrits sur l’art - L’Art moderne, Certains, Trois Primitifs, Flammarion, GF, 2008, p. 303-304
XIX | Ecrits personnels | Dans l’eau | Au bord de l’eau

« Hydrargyre », 1887 / Paris-Les îles
Maurice de FLEURY

Dans le numéro de mai 1887 de la prestigieuse Revue indépendante parut une nouvelle restée méconnue et qui pourtant illustre ce que la rencontre du symbolisme et de la décadence peut produire de mieux en littérature. Élève du docteur Charcot (1825-1893), le psychiatre Maurice de Fleury (1860-1931) recueillit cette nouvelle dans les Amours de savants (1891), dédié « À mon maître, ÉMILE ZOLA ». Le nom scientifique du mercure sert ici de titre à une prose artiste amalgamant la Seine et l’expédient avec lequel deux amants syphilitiques se soignent. L’hallucination psychotrope favorise le syncrétisme du topographique, du médical et du poétique, et tourne à la vision post-apocalyptique tout en donnant à lire un séjour sur l’onde qui préfigure le surréalisme qu’un Jules Supervielle offrira dans « L’inconnue de la Seine » (1931).
« […] Elle, dépouillée de tout vêtement, ses grands cheveux éparpillés à la tiède brise, fuyait, ombre falote éperdue dans la nuit : et rien ne s’entendait que le flasque claquement de ses pieds nus sur le bitume, et le rythme anhélant de son souffle. Elle tourna, pour longer le Quai-aux-fleurs : au niveau de la Conciergerie, un verdissant rayon lunaire la baigna, la muant en vision lumineuse, exagérément pâle et nacrée. Alors, comme folle subitement, la femme fit sur la gauche un prodigieux bond, enjamba le parapet, et, levant les bras au ciel, se lança dans le fleuve. Lui, sans penser, derrière elle se rua.
Si brève que dut être la tournoyante évolution de sa culbute, il eut encore le temps de s’ébahir du reflet étrangement intense de la Seine, resplendissante à l’égal d’un métal en fusion… Une gifle géante, au niveau des reins le cingla. Sans enfoncer, il rebondit, se retrouva sur les talons, et d’une glissade formidable rejoignit sa maîtresse, près de laquelle il s’étala ; elle aussi, sans l’aide d’un mouvement, surnageait : un courant terrible les emporta.
Un moment, stupide de terreur nocturne et d’étrangeté, il se tint raide, sans un geste ; il se sentait bercé par un flot doux, caressant et souple, aux ondulations médiates d’un matelas d’eau : une invincible curiosité lui fit entr’ouvrir les paupières, il osa regarder.
Tout au ras de sa vue, ainsi qu’un lit géant, le fleuve en nappe indéfinie s’étalait, plat, sans une ride, plus poli qu’un miroir, glissant d’une homogène coulée de lave ; des plaques, çà et là, semblaient saupoudrées de poussière, et tout le reste, d’un luisant bleu de lame neuve, répercutait avec une pureté froide et la plus absolue netteté, au milieu, le disque lunaire, tout rond, non pourvu du panache flabellaire qu’il laisse traîner sur les eaux, si précisément redit, si brillant, qu’à le regarder il louchait, le voyait double ; autour, myriadaient les gouttelettes diamantées des étoiles.
— La Seine s’est changée en fleuve de mercure ! pensa-t-il, sans autrement s’inquiéter.
[…] Le fleuve coulait toujours entre deux gigantesques murailles ; des ponts, incessamment, se succédaient, au-dessus d’eux. A l’entour de leurs piles, le mercure se creusait en formidables remous : eux, sous les arceaux passaient comme deux flèches jumelées. Mais pourquoi donc les arches, tabliers, les garde-fous étaient-ils ainsi blancs, poussiéreux et rongés ? Le fer demeure inattaquable et ne saurait s’amalgamer : il en conclut à une fraude des ingénieurs officiels, diagnostiqua d’économiques substitutions de zinc ou d’étain ; et dans l’intimité de son cœur il conspua ces messieurs des ponts et chaussées pour leurs ruses prévaricatrices.
Maintenant, des nuages grisâtres envahissaient le ciel, ombraient la nappe d’hydrargyre. Une aube livide vert-de-grisait à l’horizon, là-bas, une bande étroite du ciel : c’était une aurore morne qu’on pressentait définitive et sans espoir de soleil à paraître ; elle montrait un lointain tournant du fleuve, et sur la rive droite apparaissaient, découpés sans perspective sur le fond de ternes lueurs, d’étranges monument scalcinés et fantasques, de grêles colonnades obliquement décapitées et des façades de casernes démantelées, écornées aux angles, avec des milliers de fenêtres béantes, dont les pierres grumeleuses s’effritaient, sous un déluge de corrosives pluies. Un étendard aux couleurs problématiques planait sur ces cadavres d’édifices.
Et brusquement, avec la soudaineté d’un jeu de glaces au théâtre, le fleuve ralenti coula en rase campagne, dans un silence de néant. Sur les rives, de grands saules dormaient, rigides, dont les troncs étaient rougeâtres de vermillon badigeonné, et dont les rameaux inflexibles, comme les feuilles, avaient été taillés à l’emporte-pièce dans le zinc des piles de Bunsen. Par-delà s’étalait le désert, d’interminables plages pulvérulentes, ocreuses de turbith minéral, coupées de veines verdâtres, et que mamelonnaient par places de basses dunes arrondies, faites d’éthiops calcaire à la couleur grise. »
FLEURY, Maurice de, « Hydrargyre », La Revue indépendante (Paris), 1887, p. 263- 267.
En ligne
XIX | Roman, nouvelle | Dans l’eau | Au bord de l’eau | Sous l’eau

Aurélien, 1944 / Paris-Les îles
Louis ARAGON

En 1944, Louis Aragon (1897-1982) publie le roman qui consacre l’inconnue de la Seine en tant que mythe incontournable du paysage parisien. Œuvre ambiguë ayant pour sujet le mal du siècle et pour cadre l’entre-deux-guerres, Aurélien raconte poétiquement l’amour d’un homme pour une femme qui lui paraît ressembler à cette noyée dont le masque mortuaire est exposé chez lui. C’était la mode parmi les artistes, bohèmes et bourgeois du Paris des années folles d’accrocher au mur de son salon ou de sa chambre le sourire indécis de celle qu’Albert Camus (1913-1960) appelle la « Joconde noyée ». Bouleversé par quatre années passées au front, Aurélien habite au quatrième étage d’un immeuble donnant sur le fleuve à la pointe aval de l’île Saint-Louis : l’eau sous lui devient « ce sang bleu » qui « parle tout le temps, tout le temps de suicide ». Et si « l’M veineux de la Seine » est celui du coude, il fait signe vers l’ancien site de la Morgue, tout près, l’endroit où fut exposée l’obsédante inconnue.
« On ne sait rien d’elle… une inconnue… qui s’est jetée dans la Seine, une jeune femme, elle a fermé les yeux sur son secret… pourquoi a-t-elle fait ça ? La faim, l’amour… On peut rêver ce qu’on veut… Qu’est-ce qui a poussé le carabin de service, là, à côté, à la Morgue, à prendre le moulage de cette noyée-là, et pas d’une autre… Il avait dû la trouver très belle, lui… Il ne lui a pas semblé possible de la laisser partir comme ça, sur les amphithéâtres de la Faculté de Médecine. »
ARAGON, Louis, Aurélien [1944], Paris, ©Gallimard, 1978, p. 227. www.gallimard.fr
XX | Roman, nouvelle | Dans l’eau | Sous l’eau

« Le veilleur du Pont-au-Change », 1944 / Paris-Les îles
Robert DESNOS

En 1944, Robert Desnos sous le pseudonyme de Valentin Guillois diffuse, à travers Paris occupé par les Allemands d’Hitler, un long poème intitulé « Le veilleur du Pont-au-Change ». Clandestin, le texte engage la poésie dans la résistance par l’espoir, la révolte, la lutte contre le nazisme. C’est un appel général adressé à l’humanité, peu de temps avant la déportation vers le camp de Theresienstadt, où Desnos trouvera la mort.
« Je suis le veilleur de la rue de Flandre.
Je veille tandis que dort Paris.
Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.
J’entends passer des avions au-dessus de la ville.
Je suis le veilleur du Point du Jour.
La Seine se love dans l’ombre, derrière le viaduc d’Auteuil,
Sous vingt-trois ponts à travers Paris.
Vers l’Ouest j’entends des explosions.
[…]
Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris,
Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,
Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.
Dans l’air froid tous les fracas de la guerre
Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes."
[…]
DESNOS, Robert, Le Veilleur du Pont-au-Change [1944], repris dans Destinée arbitraire, Paris, ©Poésie-Gallimard, 1975, p. 229.
www.gallimard.fr
XX | Poésie | Sur l’eau | Au bord de l’eau

« L’Inconnue de la Seine », 1934 / Paris-Les îles.
Vladimir NABOKOV

Vladimir Nabokov (1899-1977) se trouve à Berlin en 1934 lorsque paraît un livre dont la couverture arbore l’image du masque mortuaire de l’Inconnue de la Seine : la nouvelle s’intitule "Die Unbekannte" ("L’Inconnue"), par Conrad Muschler (1882-1957). Quelques mois plus tard, le futur auteur de Lolita (1955) reprend le thème dans un poème sans titre comptant huit quatrains écrits en russe, qu’il publie dans la revue parisienne Poslednie novosti (le 28 juin 1934). L’auteur inclura ce poème dans tous ses recueils de poésie qui suivront et le traduira lui-même en anglais, y apposant chaque fois le titre « L’Inconnue de la Seine ».
L’Inconnue de la Seine
"Urging on this life’s denouement,
Loving nothing upon this earth,
I keep staring at the white mask
Of your lifeless face.
Strings, vibrating and endlessly dying.
With the voice of your beauty call.
Amidst pale crowds of drowned young maidens
You’re the palest and sweetest of all.
In music at least linger with me !
Your lot was chary of bliss.
Oh, reply with a posthumous half-smile
Of your charmed gypsum lips !
Immobile and convex the eyelids.
Thickly matted the lashes. Reply -
Can this be for ever, for ever ?
Ah, the way they could glance, those eyes !
Touchingly frail young shoulders,
The black cross of a woolen shawl,
The streetlights, the wind, the night clouds,
The harsh river dappled with dark."
En français :
« L’inconnue de la Seine »
"De cette vie précipitant le terme,
et n’aimant rien sur cette terre,
longuement je contemple le masque
blanc de ta face sans vie.
En longs échos qui se prolongent
j’entends la voix de ta beauté.
Dans la foule pâle des jeunes noyées
Tu es la plus pâle et la plus aimable.
Reste avec moi, reste au moins en musique,
le sort t’alloua si peu de bonheur,
Et que tes lèvres d’outre-mort,
enchanteresses, me dédient leur sourire de chaux.
Immobiles, bombées, tes paupières,
tes cils touffus et collés. Oh,
réponds : à jamais, vraiment à jamais ?
Toi qui sus si bien regarder !
Jeunes épaules maigrelettes,
croix noire du fichu de laine,
Vent, lampes, nocturnes nuées,
rivière mauvaise pommelée de noir."
Vladimir NABOKOV, « L’inconnue de la Seine » [1934], Poèmes et problèmes / traduit du russe et de l’anglais par Hélène Henry, Paris, ©Gallimard, 1970, p. 99 (« Du monde entier »).
www.gallimard.fr
XX | Poésie | Sur l’eau

Le Soleil se lève aussi, 1926 / Paris-Les îles.
Ernest HEMINGWAY

Les écrivains américains de la Lost Generation offrent de la Seine un portrait généralement très gai, bien qu’un peu de mélancolie s’y mêle toujours. Dans Le Soleil se lève aussi (1926), premier roman d’Ernest Hemingway (1899-1961), le héros Jake Barnes et un vieil ami, Bill, lui aussi expatrié se rendent sur l’île Saint-Louis pour dîner. La promenade nocturne qu’ils effectuent ensuite, pour digérer les événements de la journée, donne à voir le fleuve et ses bords charmants, à l’occasion d’un passage où le travail minutieux de la litote, si caractéristique de l’écriture d’Hemingway, laisse deviner dans les moindres détails rapportés de ce grandiose paysage urbain, y compris chez les passants les plus banals, l’absence, éprouvée par le narrateur, de celle qu’il aime. La passerelle de bois qu’ils empruntent fut aménagée entre 1924 et 1928 pour relier l’île à la rive gauche, pendant que l’on construisait le nouveau pont de la Tournelle (inauguré en 1928), l’ancien pont de pierre ayant été démoli en 1918.
"We walked along under the trees that grew out over the river on the Quai d’Orléans side of the island. Across the river were the broken walls of old houses that were being torn down.
“They’re going to cut a street through.”
“They would,” Bill said.
We walked on and circled the island. The river was dark and a bateau mouche went by, all bright with lights, going fast and quiet up and out of sight under the bridge. Down the river was Notre Dame squatting against the night sky. We crossed to the left bank of the Seine by the wooden foot-bridge from the Quai de Bethune, and stopped on the bridge and looked down the river at Notre Dame. Standing on the bridge the island looked dark, the houses were high against the sky, and the trees were shadows.
“It’s pretty grand,” Bill said. “God, I love to get back.”
We leaned on the wooden rail of the bridge and looked up the river to the lights of the big bridges. Below the water was smooth and black. It made no sound against the piles of the bridge. A man and a girl passed us. They were walking with their arms around each other."
Extrait traduit :
"Nous marchâmes sous les arbres qui s’inclinent au-dessus du fleuve sur le quai d’Orléans. De l’autre côté du fleuve, il y avait des pans de murs de vieilles maisons en demolition.
– On va percer une rue.
– Naturellement, dit Bill.
Nous continuâmes et fîmes le tour de l’île. La rivière était sombre. Un bateau-mouche passait, tout illuminé. Il marchait vite, silencieusement, et il disparut sous le pont. En aval, on voyait Notre-Dame, accroupie contre le ciel nocturne. Nous passâmes sur la rive gauche de la Seine par la passerelle en planches du quai de Béthune et nous nous arrêtâmes sur le pont pour regarder Notre-Dame. Du pont où nous étions, l’île semblait noire, les maisons se dressaient haut dans le ciel et les arbres étaient des ombres.
– Ça a de l’allure, dit Bill. Bon Dieu, c’est bon d’être revenu.
Nous nous appuyâmes sur le parapet de bois et regardâmes, en amont, les lumières des grands ponts. Sous nos pieds, l’eau était unie et noire. Elle ne faisait pas de bruit contre les piles du pont. Un homme et une femme passèrent près de nous. Ils marchaient enlacés."
Ernest HEMINGWAY, The Sun Also Rises [1926], New York, Simon & Schuster, coll. « Scribner Paperback Fiction », 1959, p. 82-83.
Ernest HEMINGWAY, Le Soleil se lève aussi / traduit de l’américain par Maurice-Edgar Coindreau, Paris © Gallimard, 1949. Citation extraite du volume Folio, 2018, p. 93
www.gallimard.fr
XX | Roman, nouvelle | Sur l’eau | Au bord de l’eau

« Chanson de la Seine », 1949 / Paris-Les îles
Jacques PRÉVERT

Jacques Prévert (1900-1977) a souvent chanté la Seine. « Chanson de la Seine » apparaît au générique d’Aubervilliers (1945), un court métrage documentaire réalisé par Éli Lotar (1905-1969) pour sensibiliser la population aux difficiles conditions de vie en banlieue parisienne.
Le poète ajoutera quelques vers à cette « Chanson de la Seine » dans son recueil Spectacle (1949). La rivière incarne alors le mouvement, la fraîcheur, l’ouverture au monde, par opposition à la fixité de la pierre ou des institutions. Elle détient un pouvoir d’attraction, fait de jeunesse, de légèreté et de souplesse.
"Chanson de la Seine"
« La Seine a de la chance
Elle n’a pas de soucis
Elle se la coule douce
Le jour comme la nuit
Et elle sort de sa source
Tout doucement sans bruit
Et sans se faire de mousse
Sans sortir de son lit
Elle s’en va vers la mer
En passant par Paris.
La Seine a de la chance
Elle n’a pas de soucis
Et quand elle se promène
Tout au long de ses quais
Avec sa belle robe verte
Et ses lumières dorées
Notre-Dame jalouse
Immobile et sévère
Du haut de toutes ses pierres
La regarde de travers
Mais la Seine s’en balance
Elle n’a pas de soucis
Elle se la coule douce
Le jour comme la nuit
Et s’en va vers Le Havre
Et s’en va vers la mer
En passant comme un rêve
Au milieu des mystères
Des misères de Paris. »
Jacques PRÉVERT, « Aubervilliers, Chanson de la Seine III », Spectacle, Paris, ©Gallimard, 1949. Citation extraite du volume Folio, p. 174.
www.gallimard.fr
XX | Poésie | Sur l’eau | Dans l’eau | Au bord de l’eau

« La dormeuse », 2003 / Paris-Les îles
Rolande CAUSSE

Rolande Causse (1939-), propose une charmante figuration de la Seine dans ce poème de Paris poésie (2003), recueil joliment illustré paru chez Actes Sud junior. La personnification du fleuve s’allie à une versification coulante, de sorte que le texte, l’image, le rythme et l’imagerie, en rien naïfs, ne font qu’un. Ils nous mènent au quotidien comme vers le passé, mais aussi vers le mythe et la rêveuse contemplation.
« La Seine courbe son corps
D’une peau de pierre usée.
De l’île Saint-Louis à l’île de la Cité
Bat le cœur de la frileuse dormeuse.
Son visage d’onde, Ophélie enchantée.
Ses bras s’étendent aux boulevards animés,
Ses mains, aux longs doigts fragiles comme des rues,
Se délassent avec langueur du tohu-bohu.
Le bois de Boulogne enserre sa chevelure.
La Petite Ceinture cerne sa monture.
Yeux fermés, souffle adouci,
Courant léger, nuit de Paris. »
CAUSSE, Rolande, « La dormeuse », Paris poésie, Arles, Actes Sud junior, 2003, p. 50-51.
XXI | Poésie

Une éducation libertine, 2009 / Paris-Les îles
Jean-Baptiste DEL AMO

Vers 1760, Gaspard quitte sa ville natale quimpéroise après le décès de son père, pour monter à la conquête de Paris. Le protagoniste du roman Une éducation libertine (2009) rencontre la Seine au bout de la rue Saint-Denis, après avoir déambulé dans la capitale, et ce qui s’offre aux yeux du héros « ébahi » est un tableau horrifique.
« Puis la Seine fut là, son odeur de vase, la monstruosité de son agitation portuaire. Gaspard s’arrêta, ébahi. Le flot noir exhalait une frénésie qui s’étendait, une pieuvre lançant ses tentacules à l’assaut de la ville. Fiacres et carrosses se talonnaient sur les rives. Les cochers, véritables harpies, fouettaient et hurlaient à plein gosier. La populace se massait là, grouillait comme d’une termitière, avançait par vagues sur les berges. À quai, les bateaux dégorgeaient les marchandises dans des caisses de bois que des marins musculeux et braillards soulevaient à bout de bras. […] Au bord de l’eau, les lingères, fichus vissés sur leurs crânes furibonds, plongeaient jusqu’aux coudes draps et haillons, savonnaient, frottaient, essoraient. Elles répandaient une mousse à la couleur indéfinissable qui descendait pesamment le Fleuve. […] Plus loin, on ouvrait les guinguettes, les auberges se vidaient de leurs hôtes à demi reposés et parfaitement fauchés. Montant et descendant les rives, les porteurs d’eau feintaient la cadence infernale, se jetaient à l’eau, emplissaient les seaux, s’arrachaient des flots, couraient en sens inverse. Les passeurs plantaient leurs barques entre les bateaux. Ils embarquaient la foule des travailleurs de l’autre rive, s’engueulaient, frappaient l’eau à grands coups de pagaie, filaient au travers du Fleuve, évitaient l’inévitable : la collision, l’accident, le naufrage. Il n’était pas rare qu’un homme tombât à l’eau, fût entraîné par le courant ou les profondeurs du Fleuve. »
Jean-Baptiste DEL AMO, Une éducation libertine, Paris, ©Gallimard, 2009. Citation extraite du volume Folio, p. 38.
www.gallimard.fr
XXI | Roman, nouvelle | Sur l’eau | Dans l’eau | Au bord de l’eau