Paris - Louvre - Invalides

À l’origine, la Seine était un obstacle ; et le site aujourd’hui connu sous le nom de Paris, un gué. La grande capitale conserve, par tant de manières différentes, ce rôle premier de liaison. Le fleuve, en revanche, ne sépare plus les populations comme jadis. Il les fédère : l’antagoniste primitif de Paris était appelé à devenir son plus important adjuvant.
Pour Jules César, la Seine divise le territoire et détermine les aires de répartition des peuples de la Gaule. Chez Jacques Réda, elle unit le moi du promeneur à l’avertisseur d’incendie planté sur l’autre berge. Entre les deux coule le fleuve, frontière devenue grand miroir trouble. Et s’écoulent deux mille ans d’histoire.
Les chroniques du Moyen-Âge montrent la rivière comme une menace déchaînée. Dans ces récits, la religion représente l’unique rempart contre les colères divines. Il est vrai que l’Église est parvenue à s’imposer en région parisienne en éradiquant des fléaux proprement séquanais : inondations, certes, mais aussi miasmes des terres inondables, criminalité et pauvreté concentrées sur les berges. Maux du corps et de l’âme.
L’imaginaire de la Seine à Paris délaissera ensuite ces problèmes, trop bas et concrets au goût du classicisme. Le fleuve devient alors, plus que tout autre chose, un symbole. Symbole de richesse, de fertilité, de pouvoir, c’est-à-dire symbole national : chez Malherbe, chez Racine, et encore chez Anne-Marie du Boccage.
Bientôt apparaissent des scènes plus intimes, où la Seine prend valeur de confidente, voire d’amie, par exemple sous les plumes d’Anne de La Vigne, d’Antoinette Deshoulières, de Paul Pellisson ou, plus de cent ans après, de Marceline Desbordes-Valmore. Ces bergeries où germe le romantisme relient d’un trait l’âge classique au premier XIXe siècle, en passant par les Lumières d’un Lebrun-Pindare ou d’une Marie-Émilie de Montanclos.
Apprivoisée et de mieux en mieux exploitée par la technique moderne, la Seine devient sous la Monarchie de Juillet un décor hybride, combinant à la fois les charmes de la nature et les bénéfices (ou les affres) de l’urbanité. Balzac, Hugo et leurs suites magnifient le fleuve, en font un élément primordial du grand mythe de Paris, capitale du siècle.
Plus le grand serpent parisien s’empierre, plus il marque l’imaginaire. Maintenant illustre, il se décline dès lors en lieux spécifiques qui sont autant de facettes transfigurées dans telle description panoramique ou telle vision poétique. Daudet offre le port de Bercy ; Apollinaire, le pont Mirabeau. L’île Saint-Louis est croquée par Zola, Hemingway, Aragon ; Paris-plage, par Houellebecq ; la courbe de Saint-Cloud et de Sèvres, par Anna de Noailles. Quelques méandres plus bas, vers Neuilly, Judith Gautier canote, comme auparavant Maupassant à la hauteur d’Argenteuil et de Croissy.
Les textes mettant en vedette le fleuve à Paris et en banlieue parisienne font ressortir quelques points focaux. Au premier chef Notre-Dame, avec « ses arcs-boutants semblables à des côtes de poisson gigantesque », selon Théophile Gautier. Proches rivaux, le Pont-Neuf, le vieux Louvre et la regrettée tour de Nesle, à quoi il faut ajouter, plus macabres, la Morgue sans cesse déplacée et, ubiquitaire, l’Inconnue de la Seine. De quoi bonifier substantiellement les circuits touristiques.


« Ballade des dames du temps jadis », 1461 / Paris-Louvre-Invalides
François VILLON

La « Ballade des dames du temps jadis » est l’un des poèmes les plus célèbres de François de Montcorbier, dit Villon (1431-c1463). Brodant sur le thème de la mort universelle et des vies qu’efface le temps (mais où sont les neiges d’antan !), le poète enclin à l’impiété évoque l’une après l’autre douze illustres femmes des âges passés, dont une réputée avoir noyé ses amants dans la Seine depuis les hauteurs de la tour de Nesle. L’allusion à cette légende populaire entée sur un authentique scandale politique datant du siècle précédent incorpore le personnage de Jean Buridan (1292-1363), philosophe instigateur du scepticisme religieux à qui l’on prête l’exploit d’avoir échappé aux griffes de la reine : la trame sanglante de l’histoire aurait été tissée à partir des indiscrétions de ce professeur d’université. Les dames passent, les récits restent.
« […]
Semblablement, où est la royne
Qui commanda que Buridan
Fust jetté en ung sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d’antan ! »
Orthographe modernisée :
« De même, où est la Reine
qui fit mettre Buridan dans un sac,
pour le jeter à la Seine ?
Où sont donc les neiges de cet hiver ? »
(traduction de Jean-Claude Mühlethaler, in François Villon, Lais, Testament, Poésies diverses, avec Ballades en jargon, Champion Classiques, collection Moyen-Âge, 2004, p.102.
VILLON, François. « Ballade des dames du temps jadis » [1461], Le Grand Testament, dans Œuvres complètes de François Villon, édition préparée par La Monnoye, mise au jour, avec notes et glossaire par Pierre Jannet, Paris, Lemerre, 1876, p. 34.
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La Nymphe de la Seine, 1660 / Paris-Louvre-Invalides
Jean RACINE

La toute première publication du grand tragédien Jean Racine (1639-1699), auteur d’Andromaque (1667), d’Iphigénie (1674), de Phèdre (1677) et de bien d’autres, fut une ode intitulée La Nymphe de la Seine (1660). Ce long poème encomiastique composé en l’honneur du mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse d’Autriche, fille de Philipe IV, roi d’Espagne, salue une alliance d’abord politique à laquelle se résout le roi Soleil afin de respecter le traité des Pyrénées signé en 1659. Le contexte explique ainsi l’accent mis par l’auteur sur l’amour entre les deux époux (dont on ne veut surtout pas douter) ; on comprend de même les nombreux allers-retours entre les eaux du Tage et celles de la Seine, dont l’amalgame, symbole par excellence de l’union pacifique des deux royaumes, procure in fine, sous la plume du jeune janséniste, un élan vers les rives bibliques du Jourdain, terre natale de Dieu.
« Je suis la nymphe de la Seine ;
C’est moi dont les illustres bords
Doivent posséder les trésors
Qui rendoient l’Espagne si vaine.
Ils sont des plus grands rois l’agréable séjour ;
Ils le sont des plaisirs, ils le sont de l’amour ;
Il n’est rien de si doux que l’air qu’on y respire ;
Je reçois les tributs de cent fleuves divers ;
Mais de couler sous votre empire,
C’est plus que de régner sur l’empire des mers.
Oh ! que bientôt sur mon rivage
On verra luire de beaux jours !
Oh ! combien de nouveaux Amours
Me viennent des rives du Tage !
Que de nouvelles fleurs vont naître sous vos pas !
Que je vois après vous de graces et d’appas
Qui s’en vont amener une saison nouvelle !
L’air sera toujours calme et le ciel toujours clair ;
Et près d’une saison si belle
L’âge d’or seroit pris pour un siècle de fer.
[…]
J’avois perdu toute espérance,
Tant chacun croyoit malaisé
Que jamais le ciel apaisé
Dût rendre le calme à la France :
Mes champs avoient perdu leurs moissons et leurs fleurs ;
Je roulois dans mon sein moins de flots que de pleurs ;
La tristesse et l’effroi dominoient sur mes rives ;
Chaque jour m’apportoit quelques malheurs nouveaux :
Mes nymphes pâles et craintives
A peine s’assuroient dans le fond de mes eaux.
De tant de malheurs affligée,
Je parus un jour sur mes bords,
Pensant aux funestes discords
Qui m’ont si long-temps outragée ;
Lorsque d’un vol soudain je vis fondre des cieux
Amour, qui me flattant de la voix et des yeux :
Triste nymphe, dit-il, ne te mets plus en peine ;
Je te prépare un sort si charmant et si doux,
Que bientôt je veux que la Seine
Rende tout l’univers de sa gloire jaloux.
Je t’amène après tant d’années,
Une paix de qui les douceurs
Sans aucun mélange de pleurs
Feront couler tes destinées.
Mais ce qui doit passer tes plus hardis souhaits ;
Une reine viendra, sur les pas de la paix.
Comme on voit le soleil marcher après l’aurore,
Des rives du couchant elle prendra son cours :
Et cet astre surpasse encore
Celui que l’orient voit naître tous les jours.
[…]
Régnez donc, princesse adorable,
Sans jamais quitter le séjour
De ce beau rivage, où l’Amour
Vous doit être si favorable.
Si l’on en croit ce dieu, vous y devez cueillir
Des roses que sa main gardera de vieillir,
Et qui d’aucun hiver ne craindront l’insolence ;
Tandis qu’un nouveau Mars, sorti de votre sein,
Ira couronner sa vaillance
De la palme qui croît aux rives du Jourdain. »
RACINE, Jean. La Nymphe de la Seine : A la Reine, ode [1660], Théâtre de Jean Racine, précédé de la vie de l’auteur, Avignon, P. Luxembourg Bonnet, 1810, t. III, p. 313-319.
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« Sur l’attentat d’Henry le Grand », 1607 / Paris-Louvre-Invalides
François de MALHERBE

Le 19 décembre 1605 un homme armé d’un poignard tenta d’assassiner Henry IV, qui, de retour de la chasse, passait à cheval sur le pont Neuf. Afin d’évoquer la frayeur de la France devant cet attentat heureusement avorté, François de Malherbe (1515-1628) imagine la réaction du dieu de la Seine, sorti de ses eaux pour admirer la grande galerie du Louvre, que le roi faisait construire.
« Au point qu’il écuma sa rage,
Le Dieu de Seine estoit dehors
A regarder croistre l’ouurage
Dont ce prince embellit ses bords ;
Il se resserra tout à l’heure
Au plus bas lieu de sa demeure ;
Et ses Nymhes dessous les eaux,
Toutes sans voix et sans haleine,
Pour se cacher furent en peine
De trouuer assez de roseaux. »
Français modernisé :
"Au point qu’il écuma sa rage,
Le Dieu de Seine était dehors
À regarder croître l’ouvrage
Dont ce prince embellit ses bords :
Il se resserra tout à l’heure
Au plus bas lieu de sa demeure :
Et ses Nymphes desosus les eaux
Toutes sans voix, et sans haleine,
Pour se cacher furent en peine
De trouver assez de roseaux."
(François Malherbe, « Ode sur l’attentat commis en la personne de Sa Majesté, le 19 décembre 160 »5, Poésies, édition d’Antoine Adam, Gallimard, NRF, 1971, p. 81, v. 91-100.)
MALHERBE, François de. « Sur l’attentat commis en la
personne de Henry le Grand, le 19. de décembre 1605 » [1607],
Les Poésies de messire François de Malherbe, précédées de sa vie
par le marquis de Racan, texte revue sur les éditions originales
et annoté par Ludovic Lalanne, Paris, Hachette, 1862, p. 75.
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« Récit d’un berger », 1615 / Paris-Louvre-Invalides
François de MALHERBE

Souvent la Seine, symbolisant aussi bien Paris précisément que, de façon plus large, le royaume de France, sert de substrat concret à l’image biblique et classique de la terre promise arrosée d’un fleuve de lait et de miel. Poète officiel de la cour, François de Malherbe (1515-1628) en donne une version frappante. La richesse du fleuve s’y accuse par un prodige : la production d’un fruit qu’on ne lui connaît point, la perle. Cela survient en clôture d’une pièce de vers que le poète comptait parmi ses meilleures et qui eut l’insigne privilège d’être récitée dans la grande salle de Bourbon du Louvre, en 1615, à l’occasion d’un ballet célébrant l’alliance de la France et de l’Espagne.
« Vn siecle renaistra comblé d’heur et de joye,
Où le nombre des ans sera la seule voye
D’arriuer au trépas ;
Tous venins y mourront comme au temps de nos pères ;
Et mesmes les viperes
Y picqueront sans nuire, ou n’y picqueront pas.
La terre en tous endroits produira toutes choses,
Tous métaux seront or, toutes fleurs seront roses,
Tous arbres oliuiers ;
L’an n’aura plus d’hyuer, le jour n’aura plus d’ombre,
Et les perles sans nombre
Germeront dans la Seine au milieu des grauiers. »
Français modernisé :
"Un siècle renaîtra comblé d’heur et de joie,
Où le nombre des ans sera la seule voie
D’arriver au trépas :
Tous venins y mourront comme au temps de nos pères :
Et même les vipères
Y piqueront sans nuire, ou n’y piqueront pas.
La terre en tous endroits produira toutes choses :
Tous métaux seront or, toutes fleurs seront roses,
Tous arbres oliviers :
L’an n’aura plus d’hiver, le jour n’aura plus d’ombre,
Et les perles sans nombre
Germeront dans la Seine au milieu des graviers."
(Malherbe, "Récit d’un berger au ballet de Madame, princesse d’Espagne", Poésies, édition d’Antoine Adam, Gallimard, NRF, 1971, p. 171, v. 61-72.)
MALHERBE, François de. « Récit d’un berger au balet de Madame, princesse d’Espagne » [1615], Les Poésies de messire François de Malherbe, précédées de sa vie par le marquis de Racan, texte revue sur les éditions originales et annoté par Ludovic Lalanne, Paris, Hachette, 1862, p. 232-233.
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« Vers funèbres », 1630 / Paris-Louvre-Invalides
François de MALHERBE

Le roi qui avait survécu à maints attentats au beau milieu des guerres de religion périt enfin le 14 mai 1610. La France entière pleura la perte de celui que François de Malherbe (1515-1628) appelait affectueusement Henry le Grand. Dans les stances qu’il compose sur ce thème, le poète adopte d’abord pour sienne la douleur générale, avant de bientôt s’apitoyer sur celle de la veuve éplorée. La Seine évoque alors tout autant, par son débordement, l’abondance des effusions que la rage devant la calamité.
« C’est bien à tout le monde vne commune playe,
Et le malheur que j’ay chacun l’estime sien ;
Mais en quel autre cœur est la douleur si vraye,
Comme elle est dans le mien ?
Ta fidèle compagne aspirant à la gloire
Que son affliction ne se puisse imiter,
Seule de cét ennuy me debat la victoire,
Et me la fait quitter.
L’image de ses pleurs, dont la source féconde
Iamais depuis ta mort ses vaisseaux n’a taris ;
C’est la Seine en fureur qui déborde son onde
Sur les quaiz de Paris. »
Français modernisé :
« C’est bien à tout le monde une commune plaie,
Et le malheur que j’ai, chacun l’estime sien ;
Mais en quel autre cœur est la douleur si vraie,
Comme elle est dans le mien ?
Ta fidèle compagne aspirant à la gloire
Que son affliction ne se puisse imiter,
Seule de cet ennui me débat la victoire,
Et me la fait quitter.
L’image de ses pleurs, dont la source féconde
Jamais depuis ta mort ses vaisseaux n’a tari ;
C’est la Seine en fureur qui déborde son onde
Sur les quais de Paris. »
MALHERBE, François de. « Vers funèbres sur la mort de Henry le Grand : stances » [1630], Les Poésies de messire François de Malherbe, précédées de sa vie par le marquis de Racan, texte revu sur les éditions originales et annoté par Ludovic Lalanne, Paris, Hachette, 1862, p. 179.
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XVI-XVII | Poésie | Au bord de l’eau

Tableau de Paris, 1781-88 / Paris-Louvre-Invalides
Louis-Sébastien MERCIER

« Promenons-nous », propose Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) dans un chapitre de son Tableau de Paris (1781-88). L’on passe rapidement de la rue de la Tissanderie, où résidait Paul Scarron (1610-1660), à la rue du Temple qui fut le cadre de l’assassinat d’un duc par un autre au Moyen Âge, puis à un passage du Châtelet qui abrite alors (et encore pendant deux décennies) la Morgue. Chaque nouveau point de Paris qu’on rencontre dans ce chapitre nous vaut, en quelques lignes, une anecdote, quelque détail de l’histoire ou de la géographie parisienne… Franchir la Seine inspire à l’auteur un épisode de la légende d’Henri IV mettant en vedette un batelier qui ne manque pas de faire penser à nos actuels chauffeurs de taxi.
« Quand je passe la rivière au quai Malaquais ou des Quatre-Nations, il me revient en mémoire le discours de ce batelier, qui, tenant Henri IV dans son bateau et ne le connaissant pas, disait ne pas trop goûter les fruits de la paix de Vervins : ’Il y a des impôts sur tout, jusqu’à ce misérable bateau avec lequel j’ai bien peine à vivre. — Le roi, continua Henri IV, ne compte-t-il pas mettre ordre à tous ces impôts-là ? — Le roi est un assez bon homme, répliqua le batelier, mais il a une maîtresse à qui il faut tant de belles robes et tant d’affiquets ! et c’est nous qui payons tout cela : passe encore si elle n’était qu’à lui ; mais on dit qu’elle se fit caresser par bien d’autres.’ »
MERCIER, Louis-Sébastien. « Promenons-nous », dans Tableau de Paris [1781-88], précédé d’une étude sur la vie et les ouvrages de Mercier par Gustave Desnoiresterres, Paris, Pagnerre ; Lecou, 1853, p. 64.
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XVIII | Roman, nouvelle | Sur l’eau

« Exegi monumentum », 1787 / Paris-Louvre-Invalides
LEBRUN-PINDARE

Ponce-Denis Écouchard-Lebrun (1729-1807), dit Lebrun-Pindare, entretient une relation étroite avec la Seine. Témoin le poème qui le fit connaître, « Exegi monumentum » (1787), où le fleuve parisien accueille le chant du poète en complice fidèle et éternel, face au destin mortel des hommes. Si cette ode puise dans l’Antiquité (le titre est emprunté à Horace), elle prophétise de façon saisissante, à la veille de la Révolution, un avenir que l’auteur ne pouvait se connaître : ayant chanté tour à tour l’ancienne monarchie, la République et l’Empire, sa poésie patriotique allait lui valoir d’être logé, durant ses vieux jours, auprès de la Seine dans un grenier du Louvre.
« Grâce à la muse qui m’inspire,
Il est fini ce monument
Que jamais ne pourront détruire
Le fer ni le flot écumant ;
Le ciel même, armé de la foudre,
Ne sauroit le réduire en poudre :
Les siècles l’essaieroient en vain.
Il brave ces tyrans avides,
Plus hardi que les pyramides,
Et plus durable que l’airain.
[…]
Cet hymne que j’achève
Ne périra point comme vous,
Vains palais que le faste élève
Et que détruit le temps jaloux.
Vous tomberez, marbres, portiques,
Vous dont les sculptures antiques
Décorent nos vastes remparts ;
Et de ces tours au front superbe
La Seine un jour verra sous l’herbe
Ramper tous les débris épars.
Mais tant que son onde charmée
Baignera l’empire des lis,
De ma tardive renommée,
Ses fastes seront embellis.
Elle entendra ma lyre encore
D’un roi généreux qui l’honore
Chanter les augustes bienfaits,
Ma lyre, qui dans sa colère
A d’une Thémis adultère
Consacré les lâches forfaits.
Élève du second Racine,
Ami de l’immortel Buffon,
J’osai, sur la double colline,
Allier Lucrèce à Newton.
Des badinages de Catulle
Aux pleurs du sensible Tibulle
On m’a vu passer tour-à-tour ;
Et sur les ailes de Pindare,
Sans craindre le destin d’Icare,
Voler jusqu’à l’astre du jour.
[…]
J’échappe à ce globe de fange :
Quel triomphe plus solennel !
C’est la mort même qui me venge :
Je commence un jour éternel.
Comme un cèdre aux vastes ombrages,
Mon nom, croissant avec les âges,
Règne sur la postérité.
Siècles ! vous êtes ma conquête ;
Et la palme qui ceint ma tête
Rayonne d’immortalité."
ÉCOUCHARD-LEBRUN, Ponce-Denis. « Exegi monumentum » [1787], dans Œuvres choisies de Lebrun, précédées d’une notice sur sa vie et ses ouvrages, Paris, Janet et Cotelle Libraires ; Aimé André Libraire, 1829, t. II, p. 135-138.
XVIII | Poésie | Au bord de l’eau

« Mes souvenirs, ou les deux rives de la Seine », c1795 / Paris-Louvre-Invalides
LEBRUN-PINDARE

Parmi les récurrentes apparitions de la Seine dans la poésie de Ponce-Denis Écouchard-Lebrun (1729-1807), dit Lebrun-Pindare, aucune n’est plus forte ni plus curieuse que celle qui fait du fleuve la matière première du souvenir d’un vieil homme ayant toujours vécu sur ses bords. L’émotion du poète pour ce thème est telle que le titre, déjà long, de « Mes souvenirs, ou les deux rives de la Seine » ne semble pas suffire. S’y accole la note de bas de page suivante : « Au sujet d’un logement que le Gouvernement venait de m’accorder sur la rive droite de la Seine (au Louvre). » Haute reconnaissance de la nation française pour le patriotisme d’un sexagénaire désormais consacré poète de la Révolution, dont le passé courtisan et l’avenir bonapartiste ne furent que des méandres de plus dans une vie tortueuse comme la Seine.
« Qu’un autre, d’une âme insensée,
Se vieillisse en plongeant ses yeux dans l’avenir !
Moi, je rajeunis ma pensée
Par les charmes du souvenir.
Dans l’asile de ma vieillesse,
Un sort heureux présente à mes regards contents
L’aspect des lieux où ma jeunesse
Vit éclore ses doux printemps.
Paisible nymphe de la Seine,
Que ton onde me plaît ! que tes bords me sont chers !
Ton onde est pour moi l’Hippocrène,
Et tes bords me sont l’univers.
Tu sembles de mes destinées
Réunir à-la-fois et partager le cours :
Là coulèrent mes jeunes années ;
Ici coulent mes derniers jours.
Que mon œil aime à reconnoître
La rive où se cachoit mon timide berceau !
Mon ame, qui semble y renaître,
De plus loin brave le tombeau.
Ranimés par d’heureux prestiges,
D’un palais abattu les marbres, les jardins
Se relèvent, fiers des vestiges
Qu’ont laissé mes pas enfantins.
Les voilà ces jeunes dryades
Qui jadis m’ombrageoient de leurs rameaux épars !
Ce jet lancé par les naïades
Rafraîchit encor mes regards !
Parmi des fleurs toujours écloses,
Errant dans les détours de ces dédales verts,
Mon souvenir cueille des roses,
Et peuple ces bosquets déserts.
Que l’aurore m’y paroit belle !
Un nouveau jour me luit, plus riant et plus pur ;
Et tout l’or dont il étincelle
M’enrichit le céleste azur.
[…]
Ce premier sentiment de l’ame
Laisse un long souvenir que rien ne peut user ;
Et c’est dans la première flamme
Qu’est tout le nectar du baiser.
Âge aimant, âge d’innocence,
Âge où le cœur jamais n’a de replis obscurs ;
Ta pudeur feint peu la décence ;
Tes goûts sont vrais ; tes feux sont purs !
Ainsi, quand la vieillesse arrive,
Du long fleuve des ans je remonte le cours ;
Et je retrouve sur la rive
L’âge des jeux et des amours. »
ÉCOUCHARD-LEBRUN, Ponce-Denis, « Mes souvenirs, ou les deux rives de la Seine » [c1795], dans Œuvres choisies de Lebrun, précédées d’une notice sur sa vie et ses ouvrages, Paris, Janet et Cotelle Libraires ; Aimé André Libraire, 1829, p. 124-129.
XVIII | Poésie | Au bord de l’eau

« À mon porteur d’eau », 1755 / Paris-Louvre-Invalides
Charlotte BOURETTE

La Seine fut chère à Charlotte Bourette (1714-1784), dite la Muse limonadière. En témoigne éloquemment l’épître qu’elle composa en l’honneur de son porteur d’eau : la poète tenancière du café des Allemands, sis sur la Croix-des-Petits-Champs, nous introduit aux usages de l’eau de Seine dans sa vie de tous les jours. Le parti pris d’un tel prosaïsme, encore rarissime dans la poésie du XVIIIe siècle, annonce à certain égard les efforts que mettront les poètes du siècle suivant, plus sensible aux destins modestes, à se défaire de la gangue classique des nymphes, déesses, personnifications et autres allégories empruntées à l’Antiquité grecque ou latine.
« Un des Arts que je confidére
Eft celui de porter de l’eau,
Et fi ce n’eft pas le plus beau,
C’eft pourtant le plus néceffaire.
O vous, qui la portez chez moi,
Je vous regarde, fur ma foi,
Comme un homme de conféquence ;
Et plus qu’aucun homme de France,
Vous méritez affurément,
De mes Vers le fincere hommage !
On fait que l’eau dans un moment
Etteint un grand embrafement ;
Mais ce qui me plaît davantage,
C’eft que fon merveilleux ufage,
Procure un grand foulagment :
Nous fait tous vivre abondament ;
Elle entretient ma Caffetiere ;
Dans les apprêts de mon tripot,
Elle entre de toute manière ;
Tout cela fait bouillir mon pot,
Et fournit à d’autres dépenfes,
Qui dans un Caffé font immenfes ;
Sans parler de tant de rubans,
Colifichets, ajuftemens :
J’aime cette riviere de Seine,
Dont l’eau fans doute eft fouveraine,
Pour éteindre le feu d’amour !
Pour moi, je m’en fers chaque jour,
Lorfqu’il faut nettoyer ma face,
Où le fard n’eut jamais de place :
Et l’eau fait ma félicité,
Otant jufqu’à la moindre craffe,
Pour maintenir ma propreté. »
Orthographe modernisée :
« Comme un homme de conséquence ;
Et plus qu’aucun homme de France,
Vous méritez assurément,
De mes Vers le sincère hommage !
On fait que l’eau dans un moment
Eteint un grand embrasement ;
Mais ce qui me plaît davantage,
C’est que son merveilleux usage,
Procure un grand soulagement :
Nous fait tous vivre abondamment ;
Elle entretient ma Cafetière ;
Dans les apprêts de mon tripot,
Elle entre de toute manière ;
Tout cela fait bouillir mon pot,
Et fournit à d’autres dépenses,
Qui dans un Café font immenses ;
Sans parler de tant de rubans,
Colifichets, ajustements :
J’aime cette rivière de Seine,
Dont l’eau fans doute est souveraine,
Pour éteindre le feu d’amour !
Pour moi, je m’en fers chaque jour,
Lorsqu’il faut nettoyer ma face,
Où le fard n’eut jamais de place :
Et l’eau fait ma félicité,
Otant jusqu’à la moindre crasse,
Pour maintenir ma propreté. »
BOURETTE, Charlotte. « À mon Porteur-d’Eau », La Muse limonadière, ou Recueil d’ouvrages en vers et en prose : Par Madame Bourette, cy-devant Madame Curé, avec Les Différentes Piéces qui Lui ont été Adreffées, Paris, Sébastien Jorry, 1755, p. 253-254.
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XVIII | Au bord de l’eau

« À Voltaire », 1760 / Paris-Louvre-Invalides
Charlotte BOURETTE

Le 31 décembre 1760, Voltaire (1694-1778) avait adressé ces mots au comte d’Argental (1700-1788) : « Mme d’Argental est bien bonne de daigner se charger de faire un petit présent à la Muse limonadière ; je l’en remercie bien fort, c’est la seule façon honnête de se tirer d’affaire avec cette muse. » L’offrande sera une tasse de porcelaine, cadeau sans doute approprié pour la destinataire : Charlotte Bourette (1714-1784), poète, qui tenait un café fréquenté par des poètes et philosophes. Elle remercia Voltaire de cette attention en lui offrant quelques vers où Seine rime avec Hippocrène (source des Muses dans la mythologie grecque). Or, la réplique de la limonadière est tournée de telle façon qu’on peut y lire un peu de reconnaissance et beaucoup de modestie, ou plutôt quelque sarcasme dédaigneux. Pour en juger, il faut se rappeler que cette rime lui avait déjà été servie, cinq ans plus tôt, par autrui : « La source des beaux Vers n’est plus cet Hippocrène, / Que jadis on a tant chanté ; / Elle est dans cette vaste et superbe Cité, / Qu’arrose le Dieu de la Seine. » Vers anonymes tirés d’une « Invitation à ceux qui aspirent au titre de Bel-Esprit », que la poète avait reproduite dans La Muse limonadière (1755).
« Législateur du goût, dieu de la poésie,
Je tiens de vous une coupe choisie,
Digne de recevoir le breuvage des cieux.
Je voudrois, pour vous louer mieux,
Y puiser les eaux d’Hippocrène ;
Mais vous seul les buvez, comme moi l’eau de Seine. »
BOURETTE, Charlotte. « À Voltaire, de qui elle avait reçu une tasse de porcelaine » [1761], dans Philippe Busoni [dir.], Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises : Depuis le treizième siècle jusqu’au dix-neuvième, Paris, Paulin, 1841, p. 251.
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XVIII | Ecrits personnels | Dans l’eau | Sous l’eau

« Hommage à la paix », 1763 / Paris-Louvre-Invalides
Charlotte BOURETTE

Charlotte Bourette (1714-1784), dite la Muse limonadière, publia nombre de petits ouvrages destinés à la faire connaître par un public choisi de souverains et de célébrités au moyen de pièces en vers ou en prose étalant son ingéniosité et la finesse de son esprit. Elle-même fille de limonadier, elle tenait un café rue Croix-des-Petits-Champs. Lorsque cette adepte de la double-entente évoque la Seine au détour d’un hommage à la paix, l’hommage bien entendu se tourne vers le roi domicilié au Louvre, « Louis le bien-aimé », de qui le fleuve admiratif n’est peut-être finalement que le miroir.
« D’une Majefté douce il brille environné,
La Seine qui le voit de profil fur fa rive
Pour le contempler plus longtemps
Ralentit en paffant fon onde fugitive,
Heureufe de porter au Pays des Normans
Un prétexte fi beau de fes retardemens. »
Orthographe modernisée :
« D’une Majesté douce il brille environné,
La Seine qui le voit de profil sur sa rive
Pour le contempler plus longtemps
Ralentit en passant son onde fugitive,
Heureuse de porter au Pays des Normands
Un prétexte si beau de ses retardements. »
BOURETTE, Charlotte. Hommage à la paix, par la Muse Limonadière de la Rue-Croix des Petits-Champs, ce 4 Mai 1763, Paris, Sébastien Jorry, 1763, p. 7.
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XVIII | Dans l’eau

La Peau de chagrin, 1831 / Paris-Louvres-Invalides
Honoré de BALZAC

Le début de La Peau de chagrin (1831) est séquanais. Honoré de Balzac (1799-1850) emploie toutes ses ressources à persuader le lecteur que Raphaël de Valentin marchant à la Seine va s’enlever la vie. « Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide », écrit-il, avant de renchérir : « Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. » Chemin faisant, le suicidaire rencontre par la pensée quelques-uns de ses plus illustres prédécesseurs, qui semblent de grandiloquents monuments à côté du modeste personnel des bords du fleuve, commerçants, marins, mendiants qu’on croise tous les jours sans y prêter attention. C’est peut-être ce contraste qui décide l’inconsolable héros arrivé au-dessus du flot à différer sa mort ; il ne fera plus que cela.
« Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs. Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que l’académicien Auger avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle, celui-ci ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre. — Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine ! Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied : secours aux asphyxiés. M. Dacheux lui apparut armé de sa philanthropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau : il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations ; il lut les doléances des journalistes, écrites entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse ; il entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa tête par le préfet de la Seine. Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’État, qui n’en avait aucun souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. »
BALZAC, Honoré de. La Peau de chagrin [1831], dans Œuvres complètes de H. de Balzac, Paris, Alexandre Houssiaux, 1855, t. XIV, p. 8-9.
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XIX | Roman, nouvelle | Sur l’eau | Au bord de l’eau

La Cyn-Achantide, 1811 / Paris-Louvre-Invalides
Fanny de BEAUHARNAIS

Auteure prolifique, poète primée et salonnière enviée, Fanny de Beauharnais (1737-1813) resta attachée à l’esprit de la conversation du XVIIIe siècle, idéal qu’elle illustra en défendant avec énergie la place des femmes dans le monde des lettres. La dernière œuvre qu’elle publia de son vivant est un long poème en prose qui ressemble davantage à un long conte. Œuvre saugrenue à maints égards, La Cyn-Achantide, ou le Voyage de Zizi et d’Azor (1811) imagine le dialogue de deux oiseaux dont l’impératrice Marie-Louise aurait fait ses mascottes. L’un est un « chantre ailé », c’est Zizi ; l’autre, nommé Azor, est « le plus aimable emblème d’un attachement et d’une fidélité inaltérable ». La scène se déroule aux Tuileries la veille des célébrations de l’union impériale, Zizi entame alors un chant à la gloire de la Seine, de la capitale et de la France.
« Les deux intéressantes créatures furent transportées dans le Palais impérial, et déposées de suite dans le charmant asile désigné pour être leur demeure.
[…]
« Je sais que le fleuve de la Seine, toujours épris des charmes de Lutèce, qui se plaît à l’enrichir de ses ondes paisibles, et qui veut signaler sa reconnaissance envers le GRAND NAPOLÉON, dont les ordres ont multiplié dans cette capitale le bienfait de ses eaux ; je sais, dis-je, que dans ce moment même il rassemble ses Néréides ; qu’il exige que, sortant de leurs grottes humides et prenant des vêtements semblables à ceux que portent maintenant les Françaises, elles se mêlent avec elles, et, comme elles, célèbrent ce grand jour par des danses et des jeux tels, à peu près, et plus aimables encore, que ne furent ceux institués lors de sa jonction avec la Marne, jadis sa rivale, et devenue, par un accord heureux, son inséparable compagne. […] »
BEAUHARNAIS, Fanny de. La Cyn-Achantide, ou le Voyage de Zizi et d’Azor : Poëme en cinq livres, Paris, Houze, 1811, p. 82-83.
XIX | Au bord de l’eau

« L’anniversaire du 29 juillet », 1837 / Paris-Louvre-Invalides
Delphine GAY

Sous le pseudonyme du vicomte Charles de Launay, Delphine Gay (1804-1855) publia dans La Presse son Courrier français (1836-1848), un feuilleton hebdomadaire léger et piquant, remarqué pour la justesse de ses vues sur la société parisienne. Toujours « au rebours du lieu commun », d’après Sainte-Beuve, la feuilletoniste avait le don des « mots heureux, imprévus, tout à fait drôles ». En 1837, les célébrations de Juillet se déroulent par un temps pluvieux et froid duquel l’écrivaine tire l’une des belles pages consacrées à peindre la Seine vue depuis le quai d’Orsay. Poète primée, romancière respectée, c’est par l’écriture de textes comme celui-ci, paru le 3 août 1837 dans les pages du quotidien de son mari, que Mme Émile de Girardin s’imposa au souvenir du siècle. L’auteure ne se doutait pas que son diagnostic d’hydrophobie parisienne serait bientôt rendu caduc par la mode des bains et du canotage en Seine.
« Rien de plus étrange, du haut des tribunes, que ce peuple caché sous une vaste écaille de parapluies tous de même couleur ; on aurait dit une immense baleine au bord de la rivière ; il y avait tant de monde et la foule était si pressée, qu’un même parapluie abritait cinq ou six personnes. En France, le parapluie est monotone. Ce n’est pas comme en Italie ; là, quelle indépendance ! des parapluies rouges, verts, bleus, jaunes, roses, orange, pistache. La foule, ainsi abritée, ressemble à un parterre de riches anémones. Chez nous, le parapluie est sévère, il n’a rien de flatteur aux yeux ; on voit qu’il ne sort qu’au jour de tristesse ; son nom le dit : parapluie. En Italie, il se nomme ombrella.
L’orage cessa au moment où̀ nous entrâmes dans le pavillon. Nos places étaient excellentes, et le spectacle était charmant. Nous voudrions bien vous en donner une idée, non pas à vous, Parisiens qui savez tout, ou qui ne tenez pas à savoir, mais à vous, amis de province, dont nous sommes ici le fidèle correspondant. D’abord, dans le fond du tableau, les Tuileries, une ligne d’arbres, toute la terrasse du Bord de l’eau ; sur le mur de la terrasse, une foule pressée, se tenant par miracle sur cet espace étroit, au bord d’un précipice. […] Sur les quais, cinq grandes colonnes disant en lettres d’or 27, 28, 29 juillet 1830, et des milliers de drapeaux tricolores répétant 27, 28, 29. Sur le bleu 27, le blanc 28, sur le rouge 29. C’est très commode d’avoir trois couleurs quand on a trois jours glorieux à célébrer. Les pavillons étaient tendus en rouge et ornés de grosses lanternes bleues, blanches et rouges qui faisaient un effet charmant. Mais ce n’était rien encore : c’est la Seine qui était jolie et coquette avec ces longues barques, avec ces grands bateaux à vapeur pavoisés de bandelettes et de flammes de toutes couleurs, avec ses mariniers, sa musique militaire, avec ses nageurs invisibles dont le drapeau léger avait l’air d’un papillon tricolore voltigeant au milieu des flots ; avec ces mauvais plaisants qui naviguaient dans un tonneau, ramant en cadence avec leurs bras ; qui, lorsque le tonneau s’emplissait, disparaissaient gaiement dans la Seine aux grands applaudissements de la foule. Oh oui ! la Seine était bien belle ainsi, et nous nous demandions pourquoi le beau fleuve joue un si petit rôle dans les plaisirs de Paris. La Tamise est tous les jours en fêté à Londres ; les promenades en bateau y sont un délice, et chez nous elles sont inconnues : d’où̀ vient cela ? il y a sans doute une raison à cette absence des plaisirs aquatiques, dans une ville où l’on aime tous les plaisirs ; peut-être sommes-nous hydrophobes ? »
GAY, Delphine. « L’anniversaire du 29 juillet » [1837], Lettres parisiennes, dans Œuvres complètes, Paris, Plon, 1861, t. IV, p. 153-160
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XIX | Historiographie | Sur l’eau | Au bord de l’eau

La Tour de Nesle, 1832 / Paris-Louvre-Invalides
Alexandre DUMAS

La tradition populaire, dont François Villon se fait l’écho, veut qu’une reine de France indéterminée, mais l’on pense le plus souvent à Marguerite de Bourgogne (c1290-1315), guettait les passants du haut de la tour de Nesle. Son altesse y invitait ceux qui lui plaisaient et les y recevait avant de les faire jeter dans la Seine pour celer sa débauche. Haute de vingt-cinq mètres, la tour fondée sur pilotis s’avançait dans la Seine : idéal pour se débarrasser des cadavres… La légende dérive en partie d’une affaire d’État remontant à 1314 : l’accusation d’adultère portée contre les trois brus de Philippe IV Le Bel par son unique fille, Isabelle reine d’Angleterre, qui avait indiqué que ces vilénies se déroulaient dans la tour de Nesle. Puisant à même ce fonds, Alexandre Dumas (1802-1870) propose en 1832 un drame historique en cinq actes qui fait de la reine Marguerite une femme fatale assoiffée d’amants d’une nuit. Au deuxième acte, Gaultier, nouveau favori de la Reine, cherche son frère jumeau Philippe d’Aulnay, dont le corps sera repêché…
ACTE II. Scène II
GAULTIER, PIERREFONDS, SAVOISY, RAOUL, courtisans, puis MARIGNY.
SAVOISY.
Ah ! Gaultier nous avait devancés, et c’est juste… Comment va ce matin la Marguerite des Marguerites… la reine de France, Navarre et Bourgogne ?
GAULTIER.
Je ne sais, messieurs, j’arrive ; j’espérais voir mon frère au milieu de vous… Salut, messieurs, salut ; quelles nouvelles ce matin ?
PIERREFONDS.
Rien de bien nouveau… Le roi arrive demain : il aura une belle entrée dans sa bonne ville. Les ordres sont donnés par messire de Marigny pour que le peuple soit joyeux et crie Noël sur son chemin : en attendant, il crie malédiction sur les bords de la Seine.
GAULTIER.
Et pourquoi ?
SAVOISY.
Le fleuve vient de jeter encore un noyé sur sa rive, et le peuple se lasse de cette étrange pêche.
PIERREFONDS.
Ce sont autant d’anathèmes qui retombent sur ce damné Marigny, qui est chargé de la sûreté de Paris… Ma foi, les morts seront les bien venus si nous pouvons étouffer le premier ministre sous un tas de cadavres.
GAULTIER, remontant vers les courtisans.
Il se passe d’étranges choses !… Personne de vous n’a vu mon frère, messieurs ?
PIERREFONDS.
C’est que si le roi n’y prend pas garde, messeigneurs, il perdra par eau le tiers de sa population, la plus noble et la plus riche. Quel diable de vertige pousse donc nos gentilshommes à pareille fin, bonne au plus pour les jeunes chats et les manants ?
SAVOISY.
Oh ! messeigneurs, iriez-vous croire que ceux qui sortent morts de la Seine y descendent volontairement vivants ? Non pas.
PIERREFONDS.
À moins qu’ils n’y soient menés par des démons et des feux follets, je ne vois pas trop…
SAVOISY.
La rivière est une indiscrète qui ne conserve pas les secrets qu’on lui confie. On a plutôt creusé une tombe dans l’eau que dans la terre : seulement l’eau rejette, et la terre garde. Depuis l’hôtel Saint-Paul jusqu’au Louvre, il y a bien des maisons qui baignent leurs pieds dans l’eau, et bien des fenêtres à ces maisons !
SIRE RAOUL.
Le seigneur de Savoisy a raison, et la tour de Nesle pour son compte…
SAVOISY.
Oui, je suis passé à deux heures du matin au pied du Louvre, et la tour de Nesle était brillante, les flambeaux couraient sur ses vitraux ; c’était une nuit de fête à la tour. Je n’aime pas cette grande masse de pierre qui semble, la nuit, un mauvais génie veillant sur la ville ; cette grande masse immobile, jetant par intervalles du feu par toutes ses ouvertures comme ferait un soupirail de l’enfer, silencieuse sous le ciel noir, avec sa rivière bouillonnante à ses pieds. Si vous saviez ce que le peuple raconte…
DUMAS, Alexandre. La Tour de Nesle [1832], dans Œuvres d’Alexandre Dumas, Bruxelles, Meline, Cans et cie, 1838, t. II, p. 339.
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XIX | Théâtre | Dans l’eau | Sous l’eau

L’Éducation sentimentale, 1869 / Paris-Louvre-Invalides
Gustave FLAUBERT

Une grande part des apprentissages de Frédéric Moreau s’effectuent sur les bords de la Seine ou sur le fleuve même. Gustave Flaubert (1821-1880), qui composait ses romans les yeux rivés sur le fleuve s’écoulant sous sa fenêtre, semble dans L’Éducation sentimentale (1869) s’évertuer à situer les points tournants de l’existence de son héros indolent au fil de l’eau. L’incipit si célèbre de ce roman débutant à bord de la Ville-de-Montereau, où Frédéric fait la rencontre de Mme Arnoux, ne doit pas occulter l’idylle à Nogent avec Louise ni l’escapade à Fontainebleau avec Rosanette : la Seine sert de point focal à chacun de ces épisodes accompagnés de descriptions fluviales remarquables. Même les affres de l’ennui sont propices, dans ce roman, à la fréquentation du fleuve — le prouve ce chapitre où la nonchalance du pâle héros, du haut de son balcon surplombant le quai Napoléon (actuel quai aux Fleurs) ou depuis le tablier du pont de la Concorde, suscite les pointes les plus féroces de l’ironie flaubertienne.
« Alors commencèrent trois mois d’ennui. Comme il n’avait aucun travail, son désœuvrement renforçait sa tristesse.
Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis, de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord, où des gamins quelquefois s’amusaient, dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux délaissant à gauche le pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers le quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du port de Montereau. La tour Saint-Jacques, l’Hôtel de Ville, Saint-Gervais, Saint-Louis, Saint-Paul se levaient en face, parmi les toits confondus, −− et le génie de la colonne de Juillet resplendissait à l’orient comme une large étoile d’or, tandis qu’à l’autre extrémité́ le dôme des Tuileries arrondissait, sur le ciel, sa lourde masse bleue. C’était par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de Mme Arnoux.
Il rentrait dans sa chambre ; puis, couché sur son divan, s’abandonnait à une méditation désordonnée : plans d’ouvrages, projets de conduite, élancements vers l’avenir. Enfin, pour se débarrasser de lui-même, il sortait.
[…]
Le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde.
Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre hiver, — où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s’arrêter, tant son cœur battait vite sous l’étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant !
Des nuées sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut ; ses dents claquaient ; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un mouvement à faire ! Le poids de son front l’entraînait, il voyait son cadavre flottant sur l’eau.
Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu’il n’essaya pas de le franchir. »
FLAUBERT, Gustave. L’Éducation sentimentale [1869], Paris, Charpentier, 1891, p. 63-110.
XIX | Roman, nouvelle | Sur l’eau | Au bord de l’eau

La Statue d’Apollon, 1863 / Paris-Louvre-Invalides
Claude VIGNON

Un jour que la comtesse de Morelay et son époux séjournent en Italie, sur la côte ligurienne, il lui propose une excursion. Le dialogue qui s’ensuit entre eux tourne bientôt à l’exposé : le comte se donne le soin d’expliquer à sa femme les avantages commerciaux du transport fluvial. Débitées sur un ton paterne, les informations qu’il relaie nous renseignent néanmoins non seulement sur l’activité portuaire parisienne au XIXe siècle, mais aussi sur le rôle primordial que la Seine continuera de tenir malgré l’avènement d’autres modes de transport plus rapides. La volonté documentaire se sent dans certains passages de cette longue nouvelle que Claude Vignon, pseudonyme de Noémi Cadiot (1828-1888), classe parmi ses « récits de la vie réelle ». Au moins les détails fournis par cette plume très habile dans l’art de la description de paysages sont-ils de première main : la romancière est d’abord connue comme sculptrice.
— "Voulez-vous faire, aujourd’hui, une excursion à Carrare, pour y voir sauter à la mine les énormes blocs de marbre blanc qui fournissent la statuaire européenne, et dont une grande partie vient débarquer à Paris, quai d’Orsay, en face de vos fenêtres ?…
— Et comment le marbre de Carrare peut-il arriver à Paris par la Seine ? il me semble que sa voie la plus directe serait le chemin de fer, qui le prendrait à Marseille pour le déposer boulevard Mazas.
— Oui ; mais, ma chère, la ligne droite, qui est le plus court chemin d’un point à un autre, n’est pas toujours le plus économique. Or, vous savez l’énorme différence du prix des transports, par eau ou par terre. Ces blocs, qui pèsent plusieurs milliers de kilogrammes, ne se manœuvrent qu’avec des peines infinies. Les frais de débarquement, de chargement, de transport, doubleraient le prix du marbre déjà si cher…
— Mais alors…
— Alors, vous allez voir tout à l’heure des montagnes de marbre blanc, grandes et hautes comme des alpes. […]
Eh bien ! la mine […] fait, d’heure en heure, sauter d’énormes quartiers de marbre. Ces quartiers, des hommes adroits et forts les roulent jusqu’à un torrent qui a tracé son lit entre les deux montagnes et descend à la mer, comme tous les torrents qui roulent des Alpes à la Méditerranée. Le lit de ce torrent, c’est le chemin que prend le marbre pour arriver au port. Des bœufs, attelés par troupeaux, remorquent les blocs, et les traînent jusqu’au vaisseau où on les embarque. Quelquefois, ces bœufs restent plusieurs jours attelés à un seul morceau de marbre. Lorsqu’un bateau a son chargement, il prend le large et va pourtourner l’Espagne par le détroit de Gibraltar, côtoie le Portugal, traverse le golfe de Gascogne, et gagne le Havre. Là, il entre en Seine, et remonte jusqu’à Paris. Voilà comment vous voyez, de votre balcon, fonctionner la grue qui enlève les blocs sur le pont du bateau et les dépose sur la berge.
— Allons voir Carrare ! s’écria la comtesse de Morelay."
VIGNON, Claude. La Statue de Napoléon [1863], dans Œuvres : Nouvelles, notice de Jules Simon, Paris, Lemerre, 1891, p. 148
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XIX | Roman, nouvelle | Sur l’eau | Au bord de l’eau

Indiana, 1832 / Paris-Louvre-Invalides
George SAND

Le roman Indiana (1832) est le premier que George Sand (1804-1876) composa seule ; c’est aussi le premier qu’elle signa de son pseudonyme « G. Sand ». Au chapitre XXI, le protagoniste éponyme se décide à quitter Paris pour l’île Bourbon (ancien nom de l’île de la Réunion). Il s’agit pour Indiana de fuir une vie insupportable. Mariée à un vieux colonel, séduite par le tombeur de Noun (sa femme de chambre), elle sort de chez son amant en quête d’un expédient.
"[…] Aux premiers pas qu’elle fit dans la rue, elle sentit ses jambes tremblantes prêtes à lui refuser le service ; il lui semblait à chaque instant sentir la rude main de son mari furieux la saisir, la renverser et la traîner dans le ruisseau. Bientôt le bruit du dehors, l’insouciance des figures qui se croisaient autour d’elle, et le froid pénétrant du matin, lui rendirent la force et la tranquillité, mais une force douloureuse, et une tranquillité morne, semblable à celle qui s’étend sur les eaux de la mer, et dont le matelot clairvoyant s’effraie plus que des soulèvements de la tempête. Elle descendit le quai depuis l’Institut jusqu’au Corps Législatif ; mais elle oublia de traverser le pont, et continua à longer la rivière, absorbée dans une rêverie stupide, dans une méditation sans idées, et poursuivant l’action sans but de marcher devant elle.
Insensiblement elle se trouva au bord de l’eau, qui charriait des glaçons à ses pieds et les brisait avec un bruit sec et froid sur les pierres de la rive. Cette eau verdâtre exerçait une force attractive sur les sens d’Indiana. On s’accoutume aux idées terribles ; à force de les admettre, on s’y plaît. Il y avait si longtemps que l’exemple du suicide de Noun apaisait les heures de son désespoir, qu’elle s’était fait du suicide une sorte de volupté tentatrice. Une seule pensée, une pensée religieuse, l’avait empêchée de s’y arrêter définitivement ; mais dans cet instant aucune pensée complète ne gouvernait plus son cerveau épuisé. Elle se rappelait à peine que Dieu existât […], et elle marchait, se rapprochant toujours de la rive, obéissant à l’instinct du malheur et au magnétisme de la souffrance.
Quand elle sentit le froid cuisant de l’eau qui baignait déjà sa chaussure, elle s’éveilla comme d’un état de somnambulisme, et, cherchant des yeux où elle était, elle vit Paris derrière elle, et la Seine qui fuyait sous ses pieds, emportant dans sa masse huileuse le reflet blanc des maisons et le bleu grisâtre du ciel. Ce mouvement continu de l’eau et l’immobilité du sol se confondirent dans ses perceptions troublées, et il lui sembla que l’eau dormait et que la terre fuyait. […] Alors un homme qui accourait, guidé par la voix du chien, la saisit par le corps, l’entraîna, et la déposa sur les débris d’un bateau abandonné à la rive."
SAND, George, Indiana [1832], dans Œuvres illustrées de George Sand, préfaces et notices nouvelles par l’auteur, dessins de Tomny Johannot, Paris, J. Hetzel, 1853, t. III, p. 53.
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« Souvenirs », 1872 / Paris-Louvre-Invalides
Émile ZOLA

Bien avant qu’il s’achète une demeure au bord de la Seine à Médan, Émile Zola (1840-1902) faisait déjà régulièrement état de sa manifeste affection pour la rivière. L’une des pages qu’il consacre en juin 1872 à partager certains de ses souvenirs les plus chers restitue l’ambiance des bains de Paris de la fin du XIXe siècle, en particulier celle des bains Vigier, dont le bateau amarré sous le pont Royal, prenait des allures de temple romain. La vogue de ces établissements flottants, semés d’un bout à l’autre du fleuve, y compris au pied du Louvre, incite l’auteur à expliquer la meilleure façon de les fréquenter si l’on espère posséder la Seine en toute intimité… et oublier que la veille elle se glissait entre les bras de tant d’autres.
« Quand je passe sur les ponts, par ces soirées ardentes, la Seine m’appelle avec des grondements d’amitié. Elle coule, large, fraîche, pleine de lenteurs amoureuses, s’offrant, s’attardant entre les quais. L’eau a des froissements de jupes moirées. C’est une amante souple, dans laquelle on a des désirs irrésistibles de « piquer une tête. »
*
Les propriétaires de bains flottants qui regardaient avec consternation tomber les continuelles pluies de mai, suent avec béatitude sous les lourds soleils de juin. Enfin, l’eau est bonne. Dès six heures du matin, c’est un encombrement. Les caleçons n’ont pas le temps de sécher, et les peignoirs manquent, vers le soir.
Je me souviens de ma première visite à un de ces bains, à une de ces grandes cuves de bois, dans lesquelles les baigneurs tournent comme des pailles dansant au fond d’une casserole d’eau bouillante
.
[…]
Il faut y aller avant cinq heures. La ville a un réveil tiède. Rien n’est délicieux comme de suivre les quais, en regardant l’eau, de ce regard de convoitise des amants. Elle va être à vous. Dans le bain, l’eau dort. C’est vous qui la réveillez. Vous pouvez la prendre entre vos bras, en silence. Vous sentez le courant s’en aller tout du long de votre chair, de la nuque aux talons, avec une caresse fuyante.
Le soleil levant met des bandes roses sur les linges qui pavoisent le plafond. Puis, un frisson court sur la peau avec les baisers plus vifs de la rivière, et il fait bon alors s’envelopper d’un peignoir et marcher sous les galeries. Vous êtes à Athènes, les pieds nus, le cou libre, avec une simple robe roulée à la taille. Les culottes, le gilet, et la redingote, et les bottes, et le chapeau, sont loin. Votre nudité s’égaye à l’aise, dans ce lambeau d’étoffe. Le rêve va jusqu’au printemps de la Grèce, au bord du bleu éternel de l’Archipel.
Mais dès que la bande des baigneurs arrive, il faut fuir. Ils apportent la chaleur des pavés à leurs talons. La rivière n’est plus la vierge du petit jour ; elle est la fille de midi qui se donne à tous, qui est toute meurtrie, toute chaude des embrassements de la foule.
*
Et quelles laideurs ! Les dames font bien de hâter le pas, sur les quais.
[…]
Il y a les gros, il y a les maigres, et les grands, et les courts, ceux qui se ballonnent sur l’eau comme des vessies, ceux qui s’enfoncent et qui semblent se fondre comme des bâtons de sucre d’orge. Les chairs tombent, les os s’accusent, les têtes entrent dans les épaules ou se perchent sur des cous de poulets plumés, les bras ont des longueurs de pattes, les jambes se ramassent pareilles à des membres tordus de canard. Il y en a tout en derrière, d’autres tout en ventre, et il y en a qui n’ont ni ventre ni derrière. Galerie grotesque et lamentable, qui arrête l’éclat de rire dans la pitié.
[…]
J’ai vu, pendant toute une saison, aux bains du Pont-Royal, un gros homme, rond comme une tonne, rouge comme une tomate mûre, qui jouait les Alcibiade. Il avait étudié les plis de son peignoir devant quelque tableau de David. Il était à l’Agora ; il fumait avec des gestes antiques. Quand il daignait se jeter dans la Seine, c’était Léandre traversant l’Hellespont pour rejoindre Héro. Le pauvre homme ! Je me souviens encore de son torse court où l’eau mettait des plaques violettes. […] »
ZOLA, Émile, « Souvenirs » [1872], Nouveaux Contes à Ninon, Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1893, p. 143-148
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À vau-L’eau / Paris-Louvre-Invalides
Karl-Joris HUYSMANS

« Huysmans était un observateur méticuleux ; il avait, plus que personne, le don de voir et de bien voir les choses ; son œil aigu fouillait et vrillait les hommes et les choses. De plus, il avait la passion de l’exactitude et il faisait des courses dans Paris pour aller vérifier la couleur d’une porte ou la hauteur d’une maison. Il aurait considéré comme une sorte de crime littéraire de décrire ce qu’il n’avait vu, de ses propres yeux vu », raconte Remy de Gourmont. Le court roman À vau-l’eau (1882) offre un aperçu de ce talent à l’occasion d’une courte mais tonique description de la Seine croquée depuis la rive gauche. Jean-Pierre Richard (1922-2019) dans une microlecture célèbre a analysé le « plaisir pervers des quais de Seine » ici présenté : seul moment de réel bonheur que Joris-Karl Huysmans (1848-1907) ait accordé à M. Folantin.
Tant bien que mal, il atteignait la fin de l’hiver et la vie devint plus indulgente ; l’intimité des intérieurs cessait et M. Folantin ne regretta plus si vivement les douillettes somnolences au coin du feu ; ses promenades le long des quais recommencèrent.
Déjà les arbres se dentelaient de petites feuilles jaunes ; la Seine, réverbérant l’azur pommelé du ciel, coulait avec de grandes plaques bleues et blanches que coupaient, en les brouillant d’écume, les bateaux-mouches. Le décor environnant semblait requinqué. Les deux immenses portants, représentant, l’un, le pavillon de Flore et toute la façade du Louvre ; l’autre, la ligne des hautes maisons jusqu’au Palais de l’Institut, avaient été ranimés et comme repeints et la toile du fond, de nouveau tendue, découpait sur un outremer adouci, tout neuf, les poivrières du Palais de Justice, l’aiguille de la Sainte-Chapelle, la vrille et les tours de Notre-Dame.
M. Folantin adorait cette partie du quai, comprise entre la rue du Bac et la rue Dauphine ; il choisissait un cigare, dans le débit de tabac situé près de la rue de Beaune, et il musait, à petits pas, allant un jour à gauche, fouillant les boîtes des parapets, et un autre jour à droite, consultant les rayons, en plein vent, des livres en boutique.
HUYSMANS, Joris-Karl, A vau-l’eau [1882], dans Croquis parisiens, A vau-l’eau, Un dilemme, Paris, P.-V. Stock, 1905, p. 193-194.
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XIX | Roman, nouvelle | Au bord de l’eau

L’Oeuvre / Paris-Louvre-Invalides
Emile ZOLA

Un jour que Christine et son époux effectuent leur promenade habituelle le long des quais, Claude est ravi à lui-même par le spectacle qu’il perçoit depuis le pont des Saints-Pères (l’actuel pont du Carrousel). La voilà, l’œuvre à faire, se dit le peintre. Dans ce roman de la création artistique qu’est L’Œuvre (1886), la quête du héros consiste à posséder ce site par la peinture. Le lecteur en verra maintes versions : la Seine est un substrat vaste et changeant sur lequel Émile Zola (1840-1902) aime essayer son grand talent de descripteur. Quant au héros subjugué, c’est à cette Seine-ci qu’il restera (trop) attaché.
Au pont des Saints-Pères, Claude, désespéré, s’arrêta. Il avait quitté le bras de Christine, il s’était retourné vers la pointe de la Cité. Elle sentait le détachement qui s’opérait, elle devenait très triste ; et, le voyant s’oublier là, elle voulut le reprendre.
— Mon ami, rentrons, il est l’heure… Jacques nous attend, tu sais.
Mais il s’avança jusqu’au milieu du pont. Elle dut le suivre. De nouveau, il demeurait immobile, les yeux toujours fixés là-bas, sur l’île continuellement à l’ancre, sur ce berceau et ce cœur de Paris, où depuis des siècles vient battre tout le sang de ses artères, dans la perpétuelle poussée des faubourgs qui envahissent la plaine. Une flamme était montée à son visage, ses yeux s’allumaient, il eut enfin un geste large.
— Regarde ! regarde !
D’abord, au premier plan, au-dessous d’eux, c’était le port Saint-Nicolas, les cabines basses des bureaux de la navigation, la grande berge pavée qui descend, encombrée de tas de sable, de tonneaux et de sacs, bordée d’une file de péniches encore pleines, où grouillait un peuple de débardeurs, que dominait le bras gigantesque d’une grue de fonte ; tandis que, de l’autre côté de l’eau, un bain froid, égayé par les éclats des derniers baigneurs de la saison, laissait flotter au vent les drapeaux de toile grise qui lui servaient de toiture. Puis, au milieu, la Seine vide montait, verdâtre, avec des petits flots dansants, fouettée de blanc, de bleu et de rose. Et le pont des Arts établissait un second plan, très haut sur ses charpentes de fer, d’une légèreté de dentelle noire, animé du perpétuel va-et-vient des piétons, une chevauchée de fourmis, sur la mince ligne de son tablier. En dessous, la Seine continuait, au loin ; on voyait les vieilles arches du Pont-Neuf, bruni de la rouille des pierres ; une trouée s’ouvrait à gauche, jusqu’à l’île Saint-Louis, une fuite de miroir d’un raccourci aveuglant ; et l’autre bras tournait court, l’écluse de la Monnaie semblait boucher la vue de sa barre d’écume. Le long du Pont-Neuf, de grands omnibus jaunes, des tapissières bariolées, défilaient avec une régularité mécanique de jouets d’enfants. Tout le fond s’encadrait là, dans les perspectives des deux rives : sur la rive droite, les maisons des quais, à demi cachées par un bouquet de grands arbres, d’où émergeaient, à l’horizon, une encoignure de l’Hôtel de Ville et le clocher carré de Saint-Gervais, perdus dans une confusion de faubourg ; sur la rive gauche, une aile de l’Institut, la façade plate de la Monnaie, des arbres encore, en enfilade. Mais ce qui tenait le centre de l’immense tableau, ce qui montait du fleuve, se haussait, occupait le ciel, c’était la Cité, cette proue de l’antique vaisseau, éternellement dorée par le couchant. En bas, les peupliers du terre-plein verdissaient en une masse puissante, cachant la statue. Plus haut, le soleil opposait les deux faces, éteignant dans l’ombre les maisons grises du quai de l’Horloge, éclairant d’une flambée les maisons vermeilles du quai des Orfèvres, des files de maisons irrégulières, si nettes, que l’œil en distinguait les moindres détails, les boutiques, les enseignes, jusqu’aux rideaux des fenêtres. Plus haut, parmi la dentelure des cheminées, derrière l’échiquier oblique des petits toits, les poivrières du Palais et les combles de la Préfecture étendaient des nappes d’ardoises, coupées d’une colossale affiche bleue, peinte sur un mur, dont les lettres géantes, vues de tout Paris, étaient comme l’efflorescence de la fièvre moderne au front de la ville. Plus haut, plus haut encore, par-dessus les tours jumelles de Notre-Dame, d’un ton de vieil or, deux flèches s’élançaient, en arrière la flèche de la cathédrale, sur la gauche la flèche de la Sainte-Chapelle, d’une élégance si fine, qu’elles semblaient frémir à la brise, hautaine mâture du vaisseau séculaire, plongeant dans la clarté, en plein ciel.
— Viens-tu, mon ami ? répéta Christine doucement.
Claude ne l’écoutait toujours pas, ce cœur de Paris l’avait pris tout entier. La belle soirée élargissait l’horizon. C’étaient des lumières vives, des ombres franches, une gaieté dans la précision des détails, une transparence de l’air vibrante d’allégresse. Et la vie de la rivière, l’activité des quais, cette humanité dont le flot débouchait des rues, roulait sur les ponts, venait de tous les bords de l’immense cuve, fumait là en une onde visible, en un frisson qui tremblait dans le soleil. Un vent léger soufflait, un vol de petits nuages roses traversait très haut l’azur pâlissant, tandis qu’on entendait une palpitation énorme et lente, cette âme de Paris épandue autour de son berceau.
Alors, Christine s’empara du bras de Claude, inquiète de le voir si absorbé, saisie d’une sorte de peur religieuse ; et elle l’entraîna, comme si elle l’avait senti en grand péril.
— Rentrons, tu te fais du mal… Je veux rentrer.
Lui, à son contact, avait eu le tressaillement d’un homme qu’on réveille. Puis, tournant la tête, dans un dernier regard :
— Ah ! mon Dieu ! murmura-t-il, ah ! mon Dieu ! que c’est beau !
XIX | Roman, nouvelle | Au bord de l’eau

Les Prêtresses des Panathénées / Paris-Louvre-Invalides
Anna De NOAILLES

Le titre d’un des poèmes du recueil publié en 1907 par Anna de Noailles (1876-1933) fait référence à un bas-relief acquis au Louvre en 1798. De taille considérable (1 m x 2 m), la plaque dite des Ergastines montre la procession de six jeunes filles chargées de tisser le péplos offert à la déesse Pallas Athéna lors de la grande fête des Panathénées à la gloire d’Athènes. Trouvé au pied du Parthénon, le bloc de marbre sculpté faisait jadis partie de sa frise décorative. L’intertexte avec cette œuvre du Ve siècle av. J-C., considérée comme un manifeste de l’art classique, orchestre une puissante reconfiguration des tropes classiques de la Seine littéraire, invariablement assignée à incarner par synecdoque la nation française. Sous la plume d’Anna de Noailles, le personnel de la mythologie antique n’est plus convié à migrer vers la Seine afin de prêter exemples ou vertus à la France moderne, il s’y trouve déjà exilé ; et soudain il acquiert la valeur « d’idole future » pour la poète qui, éblouie, vient à peine d’en remarquer la présence !
Je vous vois aujourd’hui pour la première fois,
Et levant mes mains étonnées,
Je vous adore avec mon extase et ma voix,
Prêtresses des Panathénées !
Ô sublime candeur, vous passez lentement ;
Votre robe où mes yeux s’abreuvent,
Ruisselle, coule, luit, — divin allongement —
Comme les rayons et les fleuves !
Vos membres effilés, votre frêle épaisseur
Semblent la surface des sources ;
Immobiles, pourtant vous glissez, ô douceur,
Comme le soleil fait sa course.
Vos bras abandonnés et votre main qui pend,
Suivent les plis de vos toniques,
Ô roseaux enflammés, ô flûte du dieu Pan,
Ô mystérieuses musiques !
Vous êtes moins des corps que des ruisseaux de miel,
Que des gerbes de seigle tendre,
Que des jasmins dorés, que des pentes du ciel
Où la lumière vient s’étendre.
Ni la Vierge Marie, assise auprès d’un lis
Et jouant avec de doux gestes,
Ni le rire enfantin et grave de son fils,
N’ont votre pureté céleste.
Dans le triste Musée où pâlissent vos jours,
Promeneuses du ciel attique,
Regrettez-vous les secs et limpides contours
Des collines et du Portique ?
Songez-vous aux bergers assis au bord de l’eau,
Au potier près d’un toit qui fume,
A la brebis laineuse allaitant un agneau,
A la mer, fileuse d’écume…
Vous ne reverrez pas votre coteau natal ;
Jamais un peuple au son des flûtes
Ne vous ramènera, cortège triomphal,
Sur la noble terre où vous fûtes.
Ah ! du moins, demeurez chez les Francs aux beaux yeux,
Près de la Seine sinueuse,
Où la clarté de l’air, où la douceur des cieux
Rappellent votre rive heureuse.
Demeurez, nymphes d’or, perles des jours sacrés,
Ô filles du chantant Homère !
Flottez sur la cité, rayonnez sur les prés,
Reposez-vous sous la fougère.
Ah ! que j’aille tresser une corbeille d’or,
Et que pour vous l’offrir j’y mette
Les roses de Délos, les figues de Luxor,
Les serpolets du mont Hymette !
D’autres prêtres, courbés auprès de lourds autels
Illuminés comme un théâtre,
Brûlent devant des dieux moins que vous immortels
Votre encens laiteux et bleuâtre.
– Mais vous, claire Pallas, ô porteuse de lin,
Ô noblesse de la nature,
Aurore aux lèvres d’or, ruissellement divin,
Vous êtes l’Idole future !
NOAILLES, Anna de. « Les prêtresses des Panathénées (Au Musée du Louvre) », Les Éblouissements, Paris, Calmann-Lévy, 1907, p. 143-145.
XX | Poésie | Au bord de l’eau

L’Inconnue de la Seine / Paris-Louvre-Invalides
Anonyme

Céline Walter (1972-) reprend le filon de l’Inconnue de la Seine et en fait une histoire à la fois personnelle et universelle. Son recueil paru en 2016 sous le titre L’Inconnue de la Seine est subdivisé en quatre sections et jouit d’une préface signée Éric de Laclos (1958-), qui retrace la confluence des courants ayant mis au jour cette nouvelle mouture d’un vieux mythe littéraire, en rien pareille aux précédentes. Par bouts, on cherche en vain le masque de la jeune fille au sourire ambigu, on ratisse les mouvantes eaux du texte sans trouver le lambeau d’imaginaire réifié qu’on espérait voir flotter. Puis, au détour d’une page titrant « Promesse », nous voici enfin au cœur du sujet : mais il n’est plus clair si la noyée est bien celle qui écrit. Et cette riche pourpre, serait-elle celle des rideaux d’un des palais érigés en bord de Seine vers le pont Royal ?
D’une seule main
je soulève le cadavre
de ton bras
qui ne portera plus.
Même si je dors
encore
dans les eaux
et les tissus pourpres
juste en dessous
de ton soleil.
C’est fini.
WALTER, Céline, L’Inconnue de la Seine, Paris, tituli [édition numérique Kindle], [2016], np.
XXI | Poésie | Dans l’eau | Sous l’eau

Textes surréalistes / Paris-Louvre-Invalides
Antonin ARTAUD

En 1925, la revue La Révolution surréaliste faisait paraître ce texte d’Antonin Artaud. Il venait à la suite d’un autre texte, écrit par Michel Leiris, qui se présentait comme un glossaire fantaisiste. Artaud salue le glossaire, et pourfend l’Académie française pourvoyeuse d’ennuyeux dictionnaires. S’il est assez courant d’user de la métonymie de « La Seine » pour désigner l’institution qui longe le fleuve, la métaphore du canal rétrécissant est plus cocasse.
Oui, voici maintenant le seul usage auquel puisse servir désormais le langage, un moyen de folie, d’élimination de la pensée, de rupture, le dédale des déraisons, et non pas un DICTIONNAIRE où tels cuistres des environs de la Seine canalisent leurs rétrécissements spirituels.
Antonin ARTAUD, Œuvres complètes I**, Textes surréalistes. Lettres, Paris, ©Gallimard, 1976, p. 34.
XX | Poésie

Les cahiers de Malte Laurids Brigge / Paris-Louvre-Invalides
Anonyme

Dans son récit Les cahiers de Malte Laurids Brigge (1910), l’écrivain austro-hongrois Rainer Maria Rilke (1875-1926) met en scène le personnage de Malte, jeune danois démuni qui arpente les rues de Paris. Sur ses cahiers, il consigne ses souvenirs et ses questionnements sur la vie. Le visage de l’Inconnue de la Seine, aperçu quotidiennement dans la vitrine d’un mouleur près des Tuileries, génère cette méditation.
Der Mouleur, an dem ich jeden Tag voruberkomme, hat zwei Masken neben seiner Tur ausgehängt. Das Gesischt der jungen Ertränkten, das man in der Morgue abnahm, weil es schön war, weil es lächelte, weil es so täuschend lächelte, als Wußte es. Und darunter sein wissendes Gesicht. Diesen harten knöten aus fest zusammengezogenen Sinnen. Diese unerbittliche Selbstverdichtung fortwährend ausdampfen wollender Musik. Das Antlitz dessen, dem ein Gott das Gehör verschlossen hat, damit es keine Klange gabe, außer seinen. Damit er nicht beirrt wurde duch das Trübe und Hinfällige der Geräusche. Er, in dem ihre Klarheit und Dauer war ; damit nur die tonlosen Sinne ihm Welt eintrugen, lautlos, eine gespannte, wartende Welt, unfertig, vor der Erschaffung des Klanges.
Weltvollendender : wie, was als Regen fällt uber die Erde und an die Gewässer, nachlässig niederfallt, zufällig fallend, – unsichtbarer und froh von Gesetz wieder aufstehend aus allem und steigt und schwebt und die Himmel bildet : so erhob sich aus dir der Aufstieg unserer Niederschlage und umwölbte die Welt mit Musik.
Le mouleur devant la boutique duquel je passe tous les jours a accroché deux masques devant sa porte. Le visage de la jeune noyée que l’on moula à la morgue, parce qu’il était beau, parce qu’il souriait, parce qu’il souriait de façon si trompeuse, comme s’il savait. Et en dessous, l’autre visage qui sait. Ce dur nœud de sens tendus à rompre. Cette implacable condensation d’une musique qui sans cesse voudrait s’échapper. Le visage de celui à qui un Dieu a fermé l’ouïe pour qu’il n’y ait plus de sons hors les siens ; pour qu’il ne soit pas égaré par le trouble éphémère des bruits. Lui qui contenait leur clarté et leur durée ; pour que seuls les sens inaptes à saisir le son ramènent le monde vers lui, sans bruit, un monde en suspens, en expectative, inachevé, d’avant la création du son.
Finisseur du monde, ainsi que ce qui tombe en pluie sur la terre et les eaux, qui, négligemment, par hasard se dépose, se relève de partout, moins visible et joyeux d’obéir à sa loi, et monte et flotte et forme le ciel : de même s’éleva hors de toi la montée de nos chutes, et de musique envoûta le monde.
Rainer Maria RILKE, Die Aufzeichningen des Malte Laurids Brigge [1910], Insel Verlag Berlin, 2012, p. 70.
Rainer Maria RILKE, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduit de l’allemand par Maurice Betz, Paris, ©Éditions du Seuil, 1996, Points-Seuil, p. 72
XX | Roman, nouvelle | Dans l’eau