Rouen

À parcourir le corpus de textes évoquant la Seine à Rouen, un certain nombre de constats s’imposent.
Le premier est que les quais de la Seine à Rouen apparaissent souvent comme une simple étape sur « la grand-rue » – comme Bonaparte surnommait le fleuve –, menant de Paris à l’estuaire. On ne s’y attarde que rarement ; on y transite le plus souvent. Et lorsque l’on y séjourne, ce n’est qu’en raison de conditions exceptionnelles, comme c’est le cas pour Joseph Conrad, dont le steamer fut bloqué plusieurs semaines sur les berges rouennaises à cause d’un hiver peu clément. Cela donne, au passage, à réfléchir à quelques mots de Jacques Prévert, qui qualifiait Rouen de « ville liquide » (Le Figaro Littéraire, 9 juin 1950, repris dans Spectacle, Paris, Gallimard, 1951), peut-être moins du fait de la présence de la Seine, comme on pourrait le croire, que de son climat si volontiers pluvieux !
Le deuxième constat est que si l’on parvient à Rouen par voie fluviale, c’est en général pour quitter la Seine au plus vite afin de rejoindre la ville médiévale, dominée par la cathédrale, merveilleusement chantée par Paul Claudel dans L’Art poétique. Mais si le dédale de rues de la vieille ville hérissée de clochers fascine certains, les émerveille même souvent – « ô Rouen ! Rouen ! Fatalité de mon cœur » écrit ainsi Jules Michelet dans son Journal –, d’autres ne reconnaissent dans la cité qu’une sorte de vaste monument élevé en l’honneur de l’ennui qu’engendrent immanquablement la vie et les mœurs provinciales. On songe à Flaubert, naturellement, mais il faut également citer Michel Houellebecq ou Jean-Patrick Manchette qui, dans Nada, publié dans la « Série Noire » en 1972, réduit la géographie rouennaise à un seul axe, la morne rue Jeanne-D’Arc, menant d’un point de départ – le fleuve – à un autre – la gare –, comme si la cité, dans sa configuration même, ne suscitait jamais qu’un désir éperdu de fuite.
Car il est une chose sur laquelle tous les auteurs de l’époque contemporaine s’accordent – et c’est là le troisième constat –, c’est que la ville, aussi remarquables ses vestiges médiévaux soient-ils, a subi, durant les deux siècles passés, de véritables ravages. La faute à qui ? Pour Edith Wharton, à l’industrialisation et à l’urbanisation galopantes ; pour Flaubert, à l’incurie des édiles municipaux (cf. sa violente Lettre à la municipalité de Rouen de 1872) ; pour Mirbeau, aux architectes. Quoi qu’il en soit, le résultat de ces atteintes pluriséculaires s’inscrit dans la forme de la ville même, comme l’écrit magnifiquement Julien Gracq en 1985, brutalement scindée en deux par le fleuve : au nord, les bourgeois, les merveilles architecturales témoignant d’un glorieux passé ; au sud, les quartiers populaires, les entrepôts, les usines.
La Seine, à Rouen, n’unit pas, ne réconcilie pas ; elle divise, elle sépare. Elle est une frontière.
Par Jean-Noël Castorio.
[en]The first is that the quays of the Seine in Rouen often appear as a simple step along the “grand-rue” (“main road”) – as Napoleon Bonaparte nicknamed the river –, stretching from Paris to the estuary. One rarely lingers there, and most often people simply pass through. When people do stay there, it is only because of exceptional circumstances, as was the case for Joseph Conrad, whose steamboat was stuck for several weeks on the banks in Rouen because of harsh winter weather. This, incidentally, makes one think about the words of Jacques Prévert, who described Rouen as a “ville liquide” (Le Figaro Littéraire, 9th June 1950, later featured in Spectacle, Paris, Gallimard, 1951), perhaps not so much because of the Seine’s presence, as one might think, and more so in light of its rainy climate!
The second observation is that, if someone goes to Rouen via the river, it is generally with the intention of leaving the river behind as quickly as possible in order to reach the medieval town, dominated by the cathedral, which was wonderfully praised by Paul Claudel in L’Art poétique. However, while the maze of the old city full of bell towers may fascinate some people, amaze them even – “ô Rouen! Rouen! Fatalité de mon cœur” wrote Jules Michelet in his Journal –, others only see the city as a kind of vast landmark erected in honour of the boredom that inevitably comes from provincial life and values. One is reminded of Flaubert, of course, but it is also important to mention Michel Houellebecq or Jean-Patrick Manchette who, in Nada, which was published in the “Série Noire” collection in 1972, reduced the geography of Rouen to a single road, the gloomy Rue Jeanne-D’Arc, leading from one point of departure – the river – to another – the train station –, as if the city, in its very layout, only ever caused a frantic desire to flee.
There is one thing that all the writers from the contemporary era can agree on– which, incidentally, is the third observation –, that the city, as remarkable as its medieval relics may be, suffered true devastation during the last two centuries. Whose fault is this? For Edith Wharton, it is the fault of rampant industrialization and urbanization; for Flaubert, it is the carelessness of municipal councillors (as seen in his violent Lettre à la municipalité de Rouen from 1872); for Mirbeau, it is the architects’. Regardless, these centuries-long attacks impacted the shape of the city itself, as Julien Gracq wrote magnificently in 1985, brutally cut in half by the river: to the north, the middle class, with architectural wonders indicative of a glorious past; to the south, working class neighbourhoods, warehouses, and factories.
In Rouen, the Seine does not unite, it does not reconcile; it divides and separates. It is a barrier.

















