Andé

Andé est une petite commune de l’Eure, sur la rive droite de la Seine. Elle accueille un moulin remarquable, et un parc attenant, inscrits tous deux au patrimoine des Monuments historiques. Construit en 1195 sur un bras de la Seine, le moulin d'Andé est un spécimen de moulin à roue pendante du département. Le lieu est aujourd’hui devenu un centre artistique et culturel.


Les Eaux mauvaises, 2019 / ANDÉ
Alice BAUDE

Les Eaux mauvaises est un recueil de textes composés par de jeunes écrivains émergents, issus du Master de Création littéraire de l’Université Le Havre Normandie.
À l’automne 2018, les auteurs ont séjourné au Moulin d’Andé pendant trois jours, où ils ont participé à un atelier d’écriture immersif. Leur feuille de route consistait à écrire autour du thème des « fluidités » depuis les rives du fleuve.
Cette expérience a permis d’explorer des représentations du fleuve aujourd’hui, extrêmement imprégnées, dans ce recueil, de préoccupations environnementales. La Seine de « l’ère plastique » ne se laisse pas facilement saisir par l’écriture.
Alice Baude a immergé ses feuilles dans le fleuve pour tenter de le « dire ».
« J’ai coulé mon eau d’aquarelle dans le marasme âcre de la Seine après Paris. Ce n’est qu’un peu de pus de plus. Je glisse mes mots ces écailles sous la bruine sur ma feuille et l’encre s’efface. J’écris sous l’eau, l’encre perle, l’encre coagule. Il y a rouge il y a vert il y a gris il y a tache. Un cygne plisse la surface.
Par ce brouillard bruineux je t’écris la poiscaille mordue par l’acide.
La goulée petite goulée d’eau de la langue à la glotte je la bois elle claque l’eau saine. Je guette ce qu’elle me dit. Et elle me dit les cagouilles les bétonnades les pisses en continu dans son vivier le passage malin dans les turbines les refroidissements électriques et les synapses nucléaires. Elle me dit la calfeutre dans du plastique la calfeutre dans des berges, des étreintes à l’empoumonnade et des dégueulis à même la molécule.
Tu parles d’une vase.
Elle a blanchi la pellicule là-bas. Et l’odeur de merde est presque solide, tu la sens qu’elle te saupoudre, la pluie fine ? Stagnation lente, lente décomposition dans le lit de la belle Seine. J’ai vu des enfants qui se jetaient dans l’eau d’un port dégueulasse et j’y ai vu le même jour des méduses bleues et roses.
Elle doit s’en pénétrer de ces offrandes, de ces noyés, s’en souvenir à la moelle, s’en vibrer, des ondes. Il y a des énormes câbles sous-marins et c’est comme ça qu’on s’entend d’entre les continents. C’est ainsi qu’elles s’usent, les eaux ?
L’eau millénaire, l’eau mémoire – qu’elle est vieille, qu’elle est rides. Qu’elle en sait, des empreintes du monde dans ses particules, deux d’hydrogène pour une d’oxygène. C’est le livre des éternités ; c’est la page la plus écrite des éléments, cette surface miroir.
Elles ont dû en brasser les eaux, des bouillons de miasmes, des vapeurs méphitiques aux souvenances métropoles. Elles ont dû en brasser, colporter sarcler emmener pétrir, des semelles et des boîtes, des bacs et des plastiques. Les eaux souillées, les eaux mordues à l’acier, pourries à l’intime.
Il y a un insecte qui glisse sur la pellicule de l’eau à quatre pattes, moi je glisse sur la pellicule de ma feuille à cinq doigts et c’est tout comme. On pourrait dire que la Terre glisse sur un fluide aussi et on s’enfuirait dans un propos en abyme. Comme la nuit lorsqu’on regarde dans un fleuve en ville et qu’on y voit les immeubles si profonds qu’on y plongerait.
Et là-dessous la bourbe, les algues empoussiérées de vase par grappes, de vase par bouquets. Et les poissons infimes et translucides nagent comme des vers. De vase et de boue elle dégorge, cette remontée gastrique cette éviscération cette éruption des profonds qui bullent, putrides.
Il y a des fleuves où l’on laisse passer les morts jusqu’au paradis.
L’avez-vous donc seulement imaginé ce continent de plastique, cette eau visqueuse d’avoir trop d’asthme ? Les glaires de notre malhonnêteté. On plongera dans la barbotière pour se donner bonne conscience. La poésie des flux, le romantisme de la Seine mais lorsque la goutte tombe dans l’œil elle éclate d’un manque de pression, c’est calfatée de chimie qu’elle déjecte, la Seine, à l’influx d’un rictus hideux.
Je m’y suis baignée un jour, bien en amont. Ici ça macère. Les troncs humectés gonflés de poison. Succion de l’eau jusqu’à l’épuisement de la matière. L’eau dissout et se densifie.
Les gouttes ont gangréné la page, le papier était si fin, si froissé qu’il engorgea d’emblée. On parle d’autodafé pour les brasiers de livres, mais j’aimerais parler de noyade pour la destruction d’un texte par l’eau.
Je tourne les pages de cette soupe une à une, décrochant les fibres rendues aqueuses, éboulant les coins, écorchant la tranche, émiettant la couverture. Les encres ont fondu sur la surface, nimbant de gris le papier. Quelques feuilles vierges se sont emparées de traces fortuites. Les écrits sont doubles, par transparence. L’eau a imprimé sur les deux faces de la page, on s’y confond comme dans une brume molle. La substance des pages est devenue naufragée. »
Alice BAUDE, Les Eaux mauvaises (collectif), Le Havre, Éditions de l’’ESADHaR, 2019, p. 24
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Les Eaux mauvaises, 2019 / ANDÉ
Romain JOQUEL

Les Eaux mauvaises est un recueil de textes composés par de jeunes écrivains émergents, issus du Master de Création littéraire de l’Université Le Havre Normandie. A l’automne 2018, les auteurs ont séjourné au Moulin d’Andé pendant trois jours, où ils ont participé à un atelier d’écriture immersif.
Leur feuille de route consistait à écrire autour du thème des « fluidités », depuis les rives du fleuve. Cette expérience a permis d’explorer des représentations et les imaginaires du fleuve aujourd’hui, saisies par des plumes neuves qui questionnent le geste d’écriture. En témoigne le texte de Romain JOQUEL.
En aval
« Le papier me manque pour te dire combien c’est beau »
Victor Hugo, Lettre à Adèle Foucher
« Qui se mord la queue quand le dire cherche le flot ? Des correspondances plus secrètes les unissent, presque une ontologie.
Il en est de tous genres, de toutes formes, de chaque intensité ; du plus ténu des ruisseaux au plus impétueux des torrents – il est des cours d’eau dont le fil s’amenuise et certaines sources se tarissent ; il est des fleuves à la constance exemplaire, et les crues s’accomplissent dans l’ambivalence ; il est des barrages naturels et des ouvrages d’hommes, des canaux artificiels et des rivières cachées, des flots qui meurtrissent et des eaux qui soignent, des flots pris par la glace et des sources qui réchauffent tout.
La tragédie, c’est que même le plus majestueux des fleuves finit par s’oublier vers l’océan. Et ce n’est plus là notre domaine.
La parole, le cours d’eau - nous y menons notre barque, et dans l’une comme sur l’autre, il nous arrive de provoquer des éclaboussures malvenues ou de tourner en rond. Puis l’on ajuste le rythme, on rectifie la trajectoire. Alors dans le passant le temps s’oublie de lui-même. Les navigations maladroites et les phrases qui ne riment à rien ont leurs moments. À nous d’en assurer la fertilité.
Les mots et les éléments suivent leur cours, et si la part du feu reste pour ma part à définir (le souffle me manque), celle de l’eau paraît évidente, presque inquestionnable. Pourtant une irrigation excessive noierait le plus beau des rêves. Laisser couler le flot du dire c’est toujours un peu jouer avec le feu. Trop d’ardeur et tout s’évapore.
Les ingrédients restent les mêmes, mais se nuancent quand apparaît la singularité de chaque atome qui les compose. Nos sens s’affûtent, le flot nous gagne et c’est peut-être dans la quête de formules que l’ivresse est la plus forte.
Chercher le frémissement plutôt que l’ébullition ; étendre à l’infini le simple moment qui précède, prendre le risque de s’embourber dans l’instant pour repérer ne serait-ce qu’une trace de cet intangible qu’est l’ici et maintenant.
Si dans certains figements une artificialité se dévoile, les mouvements – qu’ils semblent perpétuels comme celui du fleuve qui nous est prétexte, ou bien que nous les pensions fugaces et insaisissables, comme celui des évidences silencieuses qui s’imposent à nous – sont là pour affirmer que l’authenticité est à peu près inévitable.
De rive à rive les visages se dispersent ; en y passant la bruine
s’estompe
Des douceurs mesquines – j’y oublie rêves partis en fumée –
bercent ma langue engourdie
Langues de feu qui jouent des vapeurs
aux allures d’encens et de sentinelle
Seuls les reflets, jouant de mes sens (soudaine remise en
question des souverainetés – le regard) en des oscillations à
la limite de l’occurrence, me rappellent : puisque je ne suis
pas source, ni son origine ni son accomplissement le plus haut
ne sont ainsi
paisibles
Mouvement presque infime et remontent à la surface des
visages de plâtre et de peinture perdus dans les lentilles d’eau
(« comme un grand lys ») et
beaucoup d’autres souvenirs qui ne m’appartiennent pas et
autour desquels pourtant ma vie s’articule
Les humidités les couleurs dans les froissements appellent ce
que j’ignore
la voix éteinte d’une apparition, plus trouble encore que
l’eau des crues les plus fertiles
« qui était là ce soir ? La rainette la mère et l’étranger qui
portait la rainette au creux de ses mains, cachée la nuit sous
un manteau qui sentait la pluie, dévoilée dans l’éveil aux
yeux de l’enfant »
Mes annonciations subjectives sont chargées du reste
et d’incidents aquatiques
Ce flot-là intarissable malgré l’épreuve de sèches saisons
Incontrôlable au fond puisque l’on en décide ainsi fluidité de
bric et de broc, pour conjuguer l’ardeur au temps du
flot à qui demanderai-je de l’aide ?
Couler n’est que parti pris ; courir est inhérence éclatante
de volonté
je le jure sur la mémoire que j’ai perdue
Personne dans l’aube ne circule ; c’est mieux ainsi car qui
sait ce qui se cache ou se révèle n’est plus de notre royaume
l’exil vrai c’est être tellement là que l’on nous considère
absents »
Romain JOQUEL, Les Eaux mauvaises (collectif), Le Havre, Éditions de l’’ESADHaR, 2019.
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