Votre Seine

[Paris, 11 mars 1843.]

"À mon retour de Rouen j’ai enfin trouvé une lettre de toi : je commençais à désespérer d’en avoir et j’avais envie de te faire mettre dans les petites affiches pour savoir ce que tu étais devenu. Voilà le beau temps maintenant, il doit faire bon se promener en barque aux Andelys, sur la Seine. On emporterait avec soi de quoi boire et fumer, on se coucherait le dos au fond du canot et on regarderait le ciel…
Va-t’en voir Jean
S’ils y viennent (bis)"

Editeur : Correspondance, édition éléctronique / université de Rouen - 2017

En 1894, le poète symboliste Stéphane Mallarmé publie dans la revue américaine The Chap Book 27 quatrains qu’il s’est amusé à écrire sur les enveloppes adressées à ses amis. 27 quatrains paraissent dans The Chap Book, répartis en trois catégories : poètes, peintres et littérateurs. Ce versant peu connu de l’œuvre du poète nous montre un Mallarmé plein d’humour et d’à-propos.
On retiendra notamment la mention de Vernon, proche de Giverny où réside son ami Claude Monet.

« Les loisirs de la poste »

"Leur rire avec la même gamme
Sonnera si tu te rendis
Chez Monsieur Whistler et Madame,
Rue antique du Bac II0.

Rue, au 23, Ballu.
J’exprime
Sitôt juin à Monsieur Degas
La satisfaction qu’il rime
Avec la fleur des syringas.

Monsieur Monet, que l’hiver ni
L’été, sa vision ne leurre,
Habite, en peignant, Giverny
Sis auprès de Vernon, dans l’Eure.

Villa des Arts, près l’avenue
De Clichy, peint Monsieur Renoir
Qui devant une épaule nue
Broie autre chose que du noir.

[…]
Prends ta canne à bec de corbin
Vieille Poste (ou je vais t’en battre)
Et cours chez le docteur Robin
Rue, oui, de Saint-Pétersbourg."

Stéphane MALLARMÉ, Vers de circonstances [1920], Paris, Poésie-Gallimard, 1996.

Editeur : Poésie-Gallimard - 1920

« Il existe de multiples manières de contempler La Seine.
Par la fenêtre du train Paris-Le Havre ; par la vitre de sa voiture sur la nationale 182. En traversant le pont de Normandie ou le pont Mirabeau. En marchant le long des quais, le long des berges. Le voyageur / promeneur expérimente un double mouvement : celui du fleuve et celui que génère son propre déplacement, géographiquement mesurable, d’un point A jusqu’à un point B.
Puis on peut s’arrêter, se tenir immobile devant le fleuve, peu importe l’endroit, sur les rives de l’estuaire par exemple, là où la Seine finit de couler pour rejoindre la mer. On peut considérer, symboliquement au moins– n’étant pas géographe, on peut feindre d’ignorer la très complexe mécanique des flux – que le fleuve s’est immobilisé (même si c’est pour mieux s’épandre ou « se jeter »). Alors la Seine, comme le promeneur arrêté, ne bougent plus.
Comme il ne se rend plus quelque part, le passant a le loisir de s’abandonner à la rêverie, de laisser vagabonder son esprit, d’animer par sa pensée le temps et l’espace arrêtés. S’il aime lire, et s’il est sensible au génie des lieux, s’il croit en cette idée que certains espaces sont habités par la magie, elle-même démultipliée par les pages que les écrivains leur ont consacrées – alors il peut faire l’expérience de la Seine kaléidoscope.
Contempler la Seine kaléidoscope, c’est voir se rencontrer, sous le prisme d’un seul regard, une infinité de représentations. Le rêveur se souvient que la Seine et nos amours coulent pareillement dans les vers d’APOLLINAIRE. Que c’est par le fleuve qu’arrive Le Horla dans le récit de MAUPASSANT. Que la Seine favorise ou dissimule le meurtrier chez Michel BUSSI (Mourir sur Seine). Que ce fleuve n’est pas seulement la Seine, mais incarne tous les fleuves et toutes les rivières (Le Rhin, le Tibre, la Jagst et l’Avre) pour Pascal QUIGNARD (La Barque silencieuse). Qu’André BRETON y fait nager un « Poisson soluble », qu’Amin MAALOUF y installe un fauteuil (Fauteuil sur Seine), Alexandre DUMAS son château de Monte-Cristo. La Seine attise la tentation de se donner la mort dans La Peau de chagrin de BALZAC, mais elle rythme et cadence les ébats érotiques d’Emma Bovary à Rouen. À Boulogne, sur le quai du point-du-jour, le fleuve a la couleur des « yeux de Bijou » (Patrick MODIANO). À Paris, au crépuscule du matin, elle devient la possession de « l’aurore grelottante en robe rose et verte » (BAUDELAIRE).
Notre promeneur se souvient que les écrivains n’ont pas été les seuls à avoir « en-chanté » la Seine. Alors il entend peut-être la voix rauque de Marianne Faithfull accompagnant la « Complainte de la Seine » ; les sons rock de la MANO NEGRA dans « Paris la nuit », le timbre si singulier de Vanessa Paradis qui chante « La Seine » pour Le Soldat rose.
Tout est immobile, et pourtant tout bouge, le rêveur va et vient entre les auteurs et les époques, les imaginaires et les fantasmes, les poétiques, les écritures, les genres. Tout se distingue aussi. Le regard, devenu intérieur, peut se promener à l’infini. »